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Freaktale

Derniers commentaires
20 février 2018

Les éditions du Net c'est fini

Bonjour les freaks,

Je vous annonce que le livre de Freak et des Contes du Soleil ne sont plus disponibles sur les Editions du Net. Et oui, je les ai retiré pour leur donner une chance d'être éditer dans une maison d'édition. 

Pour l'instant, Freak est en cours de correction. Je suis également en relecture des Contes du Soleil.

Voilà les dernières nouvelles.

A bientôt pour la suite ;)

 

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28 août 2017

La Voie des Airs est terminé

Bonjour à tous !

Désolée de cette longue absence. Je reviens vers vous pour une annonce :

J'ai terminé la Voie des Airs, ça y est ! L'histoire est bouclée (et en 2 tomes).

Merci de me suivre,

à très bientôt

 

24 avril 2017

La légende du dieu Dragon

La légende du dieu Dragon

 

 

 

 

Encore un nouveau projet ! Cette fois ce sera un conte pour enfant.

Fuyant leur ancienne terre, les Nyeong ki souhaitaient fonder leur propre société. Mais ces derniers se perdirent au milieu d'un désert aride. Au bord de la mort, une femme supplia les cieux de leur venir en aide. C'est alors que le dieu dragon apparut devant eux.

 

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22 décembre 2016

Extrait FREAK

Voici un extrait de mon livre qui me tenait à coeur de vous faire partager :

 

 

Moi : Aline, première année.


Avoir seize ans n'avait rien de facile. Au milieu de mes semblables. Inconnus. Étrangers. Présents dans ma vie, présents dans mon monde. Mais également absents. Simples passagers d'une année, d'une courte existence scolaire. Acceptés ou non, ils ne représentaient que "l'éclair de l'épée" (G. Deleuze, Critique et clinique). Un éphémère imposant qui disparaîtrait aussi soudainement. [...]


Je ne communiquais pas comme les autres : je ne criais pas plus haut qu'eux, je ne m'imposais pas violemment et prétentieusement. J'étais juste là et personne ne me voyait. Ombre parmi les ombres. [...]
J'étais l'ombre, le silence : l'ennui ou l'ennemi ?


[...]


Simple d'esprit, je ne comprenais pas parce que je ne parlais pas : voilà la R2S (Réalité de Soi) de mes soi-disant camarades. S'ils avaient su...s'ils avaient essayé de savoir. Mais non. Obnubilés par leur propre personne, ils ne voyaient pas plus loin que le bout de leur parole. [...]


Tous les uns sur les autres à croire que la vie tourne autour de ça. Le monde est vaste mais l'esprit aussi. Entrez une seule fois dans ma tête et vous apprendrez davantage que vos paroles inutiles et futiles.
L'absence est le vide qui permet de combler la présence. Sans elle il n'y aurait que des prolongements de non-sens : du blabla incompréhensible. Alors je suis ce silence qui permet aux sens de se reposer pour mieux reprendre. Ce souffle de vie qui assure l'oxygène de la page tâchée d'encre.
Je ne suis pas supérieur ou inférieur. Je suis, Juste. Comme tout un chacun. Présent par mon absence. [...]

 

Freak parmi les freaks.

7 décembre 2016

Auteur d'ici 2016

Et c'est reparti pour cette année !

Je vous attends avec impatience, alors venez nombreux ;)

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15 juin 2016

Un Poème

Voici un joli poème que ma mère m'a écrit. Il date de 2014, quand j'étais en train d'écrire Freak. Je l'ai retrouvé en faisant du tri dans mes affaires :

 

"J'écrirai mercredi j'écrirai le dimanche

Quand je n'irai pas à l'école

J'écrirai des nouvelles j'écrirai des romans

Et même des paraboles

Je parlerai de mon village je parlerai de mes parents

De mes aïeux de mes aïeules..."

Les coups pour rien, coups de crayon,

Coups de théâtre et coups de gueule.

Je prendrai soin de mes brouillons,

De ce qui prend vie dans ma tête,

De ce qui prend corps dans la nuit;

Tout ce qui me laisse muette

Et me fait telle que je suis.

Mes doux amis, mes chauds mirages

Jouant au chat et à la souris,

Tous mes compagnons de voyage

Sur mon ordi, je les chéris

Et "tout me paraîtra tellement étonnant

Que revenu dans mon école

Je me mettrai l'orthographe mélancoliquement"

Car la contrainte me désole !

 

Patricia Merenna Lacube

(réf. l'écolier de Raymond Queneau)

22 mars 2016

FREAK ou le Manoir aux Monstres Les 8 chapitres en ligne

 

Je vous remets les 8 premiers chapitres de Freak, car j'ai pu remarquer que sur les portables la page était difficile d'accès. Je vous souhaite une bonne lecture, je suis impatiente d'avoir vos avis.   

 

 

 

FREAK

 

Ou le Manoir aux Monstres

 

 

 

Prologue

 

 

Dans quel pays enchanté ces enfants se trouvent-ils […] ?

[…], un ailleurs où les lois attachées à nos modes

de représentation ont été remplacées par celles de la langue des anges.

Henri Rey-Flaud, les enfants de l’indicible peur

 

 

"Je m’appelle Aline, j’ai 18 ans et je suis une fille."

Voilà la première phrase que l’on me force à répéter du réveil au coucher. A-t-on vraiment besoin d’une identité et d’une distinction de sexe pour exister ? Pour être soi ?

Cette phrase de formalité m’enlève, à chaque prononciation, une part de moi-même. Perdu dans une identité qui ne me concerne que sur les papiers officiels. Celle où les autres peuvent vous reconnaître mais non vous connaître. A-t-on déjà essayé de vraiment me connaître ?     

               

Ψ

Tous les jours se ressemblaient, en étant pourtant différents. Mais cette différence, moi seul la faisait, la créait. En allant dans d’autres mondes décousus et hors-logique, hors-temps. Loin de ceux qui pensent à une réalité où les animaux ne parlent pas ; là où l’espace ne peut être mesuré, là où des ailes peuvent vous porter dans le ciel, où les lieux se déforment et se transforment à l’infini. Je berçais à présent dans cet univers de non-sens et de folie douce. Un lieu où pourtant je ne pouvais être celui que je suis. Ni moi, ni personne. Les mondes se rencontrent, s’entremêlent et disparaissent en ne laissant de traces qu’au plus profond de notre âme.

Les personnes chargées de nous "rééduquer" sont vêtues tels des clones, en vestes blanches. Incolores. Inaccessibles. Le visage grave, de peur qu’un brin de folie ne vienne éclairer et révéler ce qu’ils sont réellement.

Tiens, parlons-en du réel. Notre réalité ne se dévoile qu’à travers nos yeux. Et on ne voit, ni n’entend pas les mêmes choses. Avez-vous déjà assisté à une scène particulière, contée le lendemain par un de vos amis, puis un autre et une autre ? Mélangeant avec eux votre propre vécu. Les choses vous sembleront différentes et vous vous demanderez : était-ce vraiment la même soirée ?

La réalité est propre à chacun. Je la nomme "réalité de soi" : R2S. Ça donne un côté robotisé. Car après tout, les robots sont faits à l’image de l’Homme et leur réalité de soi.

 

Vous voulez connaitre ma réalité ? Eh bien, tournez la page.

 

 

 

Chapitre 1

 

 

Le miroir permet à l’enfant de s’observer comme s’il était un autre,

qu’il ne rencontre jamais.

Françoise Dolto, l’image inconsciente du corps

 

 

Le matin, je m’observe dans le miroir avant de partir à l’école. Je tente de me reconnaître, de m’analyser, afin de comprendre pourquoi et comment. Je ne me regarde pas comme spectateur de moi-même. Non. J’observe, je décortique ce que je vois à travers cette surface lisse.

Ma mère n’aime pas venir me chercher pour que je ne rate pas le bus. Elle me découvre, à chaque fois, immobile face à mon image et me gronde :

─ Arrête de faire ça ! On va te prendre pour une folle !

"Ça", c’est le mot que ma mère utilise lorsqu’elle ne veut pas prononcer le fait même : « arrête de te fixer dans le miroir », et "folle" est son mot favori pour décrire les choses qui n’entrent pas dans ses normes. Une petite fille de huit ans ne se dévisage pas dans le miroir sans oser respirer. C’est effrayant et anormal de plonger dans ses propres yeux. Qui ne sont autres que mon âme, noyée par toutes les questions qui m’envahissent lors de cette expérience. Voilà la R2S de ma mère confrontée à la mienne.

Dans le bus, le monde s’efface. J’observe par la fenêtre le paysage se défaire avec la vitesse. Ombres et lumières s’allongent et disparaissent. Un univers de formes et de couleurs sans cesse renouvelé. Vais-je aussi me déformer avec la vitesse et le temps ?

Je ne suis, après tout, pas le même que l’année précédente ni encore celle d’avant. J’évolue, je change avec et par les Autres. L’"Autre", pour moi, n’est pas seulement mes "semblables" (les êtres humains), ce sont également les objets, la nature, les animaux, l’architecture, toutes ces choses qui nous entourent. Je ne les distingue pas des semblables car tout et tous changent, mais pas à la même vitesse, c’est tout.

Dans la cour les semblables se précipitent sans prendre conscience de ceux qui les entourent. Crient, pleurent, rient, courent, chantent, sautent. Toujours en action. Toujours occupés. Et moi j’observe. La casquette sur les yeux, à l’abri des autres.

On me bouscule, je me remets à ma place. "Ma place", celle d’un enfant timide, renfermé, peut être autiste ? Différent. Hors-norme des semblables.

On m’arrache ma casquette. Je baisse les yeux. Je ne réagis pas. Je finis par terre. Et lorsque je plonge mon regard dans les yeux moqueurs de mon persécuteur, il se fige, prend un air terrorisé et me hurle :

─ T’es moche ! Remets ta casquette !

Il me la renvoie en pleine figure et part en courant avec ses copains. Je replace ma casquette, non parce qu’il me l’a ordonné, ni parce qu’il me trouve moche. Non, la laideur est également une réalité de soi. Je n’ai jamais réussi à la comprendre : laideur et beauté ne font pas partie de mes observations. Si je me cache, c’est pour ne pas affronter l’âme des semblables.

Je vois dans leurs yeux qui ils sont, au-delà de leur R2S et au-delà de la mienne. Leurs secrets, leur réalité, qu’ils ne connaissent même pas, m’apparaissent comme à un miroir. Une autre réalité cachée. Surface lisse et inversée de soi.

Alors si je peux le voir, eux aussi peuvent me voir. Voilà pourquoi je ne regarde personne dans les yeux, sauf ma famille. Elle seule à le droit de savoir qui je suis et peut être m’aideront-ils à le savoir. C’est ce que je pensais à cette époque de mon enfance.

 

En classe j’apprends, j’écoute, j’écris :

"Je m’appelle Aline, j’ai 8 ans et je suis une fille."

 

Ψ

Mes cheveux formaient un rideau devant mes yeux, une larme se posa sur le "1" de mes dix-huit ans. Il ne restait qu’une tâche floue et gondolée. Cela faisait un an que je n’avais plus le droit de couper mes cheveux. Ils me tombaient sur la figure, chatouillaient la feuille sur laquelle je répétais cette phrase. Le "1" disparaissait.

Cette larme de souvenir me ramena au présent. La feuille se recouvrait de formes d’encre, fourmillant sans sens, marquant au fer rouge mon identité. Pourquoi devrais-je me rappeler de cela ?

Mon nom, mon âge, mon sexe.

N’y avait-il que cela qui comptait ?

 

Mes cheveux châtain cendré m’entouraient sans éclat. Je ne les avais jamais eu aussi longs, caressant mes épaules. Il faisait chaud, moite, étouffant.

Mes yeux se posèrent dans ceux de l’homme assis face à moi. Nous étions séparés par la table. Depuis quand pouvais-je regarder les gens sans prendre peur ?

Je ne m’en souvenais plus.

L’homme et son début de calvitie ne paraissait pas si vieux. Ses yeux gris attendaient patiemment. Comme tous les matins. La patience incarnait son âme. Je ne l’ai jamais vu sortir des rails. Sage, calme, gentil. Sa R2S respirait le bien-être et la manipulation.

─ Tu as une réponse ? me questionna-t-il sereinement de sa voix grave et envoûtante.

─ Pensez-vous que je suis fou ? répondis-je dans une autre question, ma spécialité.

─ Vous êtes "différente". Il n’y a pas de fou, seulement des instabilités, des moments d’égarements.

─ Et c’est votre rôle de nous ramener sur vos rails ?

─ Vous êtes une fille, rappela-t-il alors qu’il avait relevé mon "fou".

Pour leur R2S, fou est synonyme de différent, seulement il est plus rassurant d’employer le mot qui incarne la différence. Alors j’ai voulu trouver mon propre terme et de l’anglais m’est apparu « Freak ». J’aime sa sonorité, sa représentation de l’anormal. Dans le dictionnaire, il y est écrit : « monstre humain », mais également devenu avant-gardiste chez les américains : « tous les freaks sont des révolutionnaires, et tous les révolutionnaires sont des freaks ».  Il est à double tranchant, celui de monstre et celui de marginal revendiqué.  Je me demandais si cela me représentait ?

J’étais un freak. Hors-norme, hors d’atteinte. Incompréhensible aux semblables et la R2S de leur "normalité".

─ Je suis qui je suis, répondis-je enfin.

Ma phrase lui laissa échapper un soupir. Exaspération, sans espoir, difficile à aider. "Aider" est leur mot, j’emploie plutôt "rééduquer le cerveau" à leur Réalité de Soi.

─ Répétez ma phrase, s’il vous plaît.

─ Vous êtes une fille. 

Il riait. Ce qui était extrêmement rare. Et j’aimais son rire. Pas pour sa rareté mais pour sa sincérité. La seule que je lui connaisse.

─ On va s’arrêter là pour l’instant. Vous pouvez sortir.

À mon tour je laissais échapper un soupir rassuré. J’allais sortir de cette cage de verre. Selon les jours je pouvais y rester des heures. Trente minutes ce matin.

 

Je partais ensuite à l’aventure, à l’exploration des lieux et à la rencontre d’autres univers. À neuf heures, je me laissais emporter par une vague salée à la porte d’Élia. Petite fille de treize ans, aux longs cheveux onduleux et dont la peau présentait d’étranges symptômes freak. Dépigmentation, rêche comme si elle était faite de plaques d’écailles par endroit. Ses yeux d’un bleu incroyablement irréel, loin de tous les R2S. Sauf la sienne.

Elle venait, me disait-elle, de l’océan Atlantique. Pêchée par ses parents adoptifs alors qu’elle se retrouvait coincée dans un filet avec ses semblables. Elle n’avait alors que trois ans. L’eau est son âme. Noyée elle vivait. Toujours en manque d’hydratation, elle passait le plus de temps possible dans l’eau salée.

Je la retrouvais trempant dans la baignoire adaptée à sa chambre. Mais l’eau restait contrôlée par les rééducateurs du cerveau, les RTC, comme je les appelais.

─ Ali ! Tu arrives tôt. J’ai bientôt fini ma nage, m’indiqua-t-elle. Quand je serais en âge, ma queue apparaîtra et je partirai rejoindre mes "vrais" parents.

Depuis que je la côtoyais, elle espérait la même chose. Regagner l’océan et les sirènes. Son royaume. Ses parents l’avaient sauvée de la noyade alors qu’elle tentait de fuguer à la nage dans la mer. Pour sa R2S, ils l’empêchaient et la retenaient prisonnière sur la terre ferme, loin des siens. Alors, elle a fini ici, chez les RTC, pour subir le même sort que moi.

─ Tu as réussi ? me demanda-t-elle en enfilant son peignoir.

L’eau s’était écoulée. La fin de son bonheur.

─ Ils ne veulent pas savoir mais juste transformer les freaks à leur image.

─ Je le sais que trop bien. 

Dans sa voix le peu d’espoir s’échappait lentement. Elle me racontait ses expériences. Car elle disait que la nuit, son esprit était connecté aux créatures marines et elle pouvait les rejoindre en pensée.

  

À onze heures, on allait visiter le monde de Teni Alb. Un univers comme je les aime. Se déformant sans cesse à chaque fois que l’on croit s’en saisir. On ne tombait jamais sur la même personne, et la surprise m’enchantait.

Il y avait Teni Alb, riant à l’infini, éclatant l’espace et le temps. Celi Donoco qui apparaissait au moindre toucher, détruisant son corps et son âme, chutant dans un fond infini : le Grand Néant.

Ralph Dab, un que j’appréciais particulièrement, chargé d’une logique surprenante de sa R2S. Et le dernier Cipha Nil, une perle d’océan qui rejoignait l’univers d’Élia.

Une vague qui se déplaçait dans un va-et-vient puissant et différent de sens. Toutes ces personnes dans une seule, riches d’étonnement. Aujourd’hui Ralph nous ouvrit sa porte ; dans ce corps chétif et vulnérable et pourtant d’une aura imposante forçant le respect. Il savait qui j’étais. Pas seulement mon nom, mon âge et mon sexe.

─ La vie est une entité qui n’en fait qu’à sa tête, commença Ralph. Elle se déplace entre nous et à travers nous, dans l’ombre de notre être. Elle nous ronge lentement, nous met en garde sur ce qui est et ce que nous sommes, ce que nous deviendrons. Les chemins sont différents, les visions éclatées mais à la fin on se retrouve tous au même endroit. Dans le Grand Néant.

Je l’aimais ce Grand Néant et me surpris à rêver que j’y arrivais le premier au pas d’une folle course. Je voulais être seul face à lui et le contempler, l’observer, comme je le faisais toujours : Observer. Attendre. Voir. Respirer.

Être moi et non l’Autre.

Juste moi.

 

 

 

Chapitre 2

 

 

[Toutefois] je ne suis pas l’Autre. Je suis tout seul.

C’est l’être en moi, le fait que j’existe, mon exister

qui constitue l’élément absolument intransitif.

Henri Rey-Flaud, les enfants de l’indicible peur

 

 

Aux toilettes du collège s’étalent de grands miroirs. J’observe ma silhouette, droit dans les yeux. Ma capuche baissée et casquette sur le bord du lavabo.

Mes yeux s’imprègnent du ciel printanier. Ils brillent d’une puissance inaccessible, même pour moi. Mon visage fin et lisse ne présente rien d’anormal. Pas de boutons de puberté, pas de crevasses, de marques du temps, pas de cernes alors que je dors peu. Trop lisse. Légèrement arrondi, menton en pointe. Nez fin, grands yeux pâles, presque translucides. La pupille en ressortait davantage s’adaptant à la lumière artificielle des néons. Ma bouche silencieuse, trop imposante à mon goût, trop rose mais supportable. Mes cheveux châtain cendré, coupés courts avaient des reflets blonds. Ma frange cachait la moitié de mon front, protégeant le côté droit de mes yeux. Sécurité rassurante si l’on m’ôte la casquette.

La porte s’ouvre brusquement dans des rigolades et bousculades. Des élèves de ma classe.

─ Hé ! Le Taré ! T’as rien à faire dans les WC des mecs ! cracha leur chef de bande.

Imposante carrure de rugbyman. Je ne suis qu’une fragile sauterelle à côté de lui. Et le coquard qu’il m’a fait dès la rentrée des classes m’a fasciné pendant une semaine, jusqu’à sa disparition totale.

Je replace ma casquette et capuche rapidement alors qu’il arrive à ma hauteur. "Folle" pour ma mère, "le Taré" pour ceux de mon collège. Ils ne comprennent pas ce que je suis et me le font comprendre.

Il attrape le col de mon sweat et me tire vers son regard menaçant. Je baisse les yeux. Silencieux. Calme. Comme si j’étais un de ses camarades : simple observateur. Non avec dégoût ou amusement mais avec une indifférence qui m’attire souvent les ennuis. 

─ Hé ! Le monstre ! Je te parle !

─ T’entends rien, le Taré !?

─ Non, coupé-je. J’entends mais je ne vous écoute pas. 

C’est extrêmement rare que je prenne la parole, et cela surprend toujours. Dans le genre : « il sait parler ! » ou « il peut parler ! ». Sauf qu’en principe mes mots se heurtent à un mur de haine et de répugnance.

Il me jette hors des miroirs sur les graviers de la cour. Les élèves présents se retournent sur nous. Le baraqué me tire et me pousse si facilement que je me demande si je pouvais voler grâce à son aide ? En tout cas, en omettant l’atterrissage, c’est la sensation que m’a procuré cette chute : un envol raté.

─ Les seules toilettes où tu peux aller, le Taré, sont avec tes semblables, dans les buissons !

Des éclats de rire accompagnent son départ. J’ai l’habitude des moqueries. Elles ne m’atteignent pas tant que ça. Ce qui me terrorisent c’est plutôt tous ces yeux fixés sur moi. Je remets précipitamment la casquette et la capuche, à l’abri des regards, les empêchant de sonder mon âme. Et je repars vers le hall en ignorant les commentaires déplaisants.

 

Ψ

─ Tu entends ce que je dis ? s’énerva la femme au regard éteint par le temps qui s’infiltrait dans son être.

Lassitude était son âme. En captant mes yeux revenus à son attention, elle reprit :

─ Je disais donc, que tu devrais être fière de ce que tu es. Tu n’as pas à te cacher. Lorsque tu comprendras cela, toutes les portes s’ouvriront à toi. Tu seras libérée et grandie. N’aie pas peur de ce que tu es.

À aucun moment, elle ne disait clairement ce que ses propos sous-entendaient : « tu dois être fière d’être une fille ». Féministe inassouvie, lasse d’une vie qu’elle n’aimait guère. Et lasse de répéter les mêmes choses à des "têtes-vides", disait-elle à ses collègues.

─ Je ne me cache pas, assurais-je avec simplicité.

 

J’ai peut-être mérité le fait que plus personne ne m’écoute. C’était un simple retour des choses. La balle m’était renvoyée comme il se doit. Car dans ce monde, nous ne jouons pas seul. Le rapport à l’Autre est un retour de soi, transformé par leur R2S.

J’étais une cause perdue pour ces RTC. Ils n’arrivaient pas à me percer. Me forçant à porter les cheveux longs, des robes, le maquillage. Je renaissais à travers leurs mains dans un être que je ne voulais pas connaître et qui demeurait étranger à mes yeux.

 

Un jour, j’ai expérimenté le dicton : la goutte qui fait déborder le vase. Comme tous les matins, Mr Patient vient me voir pour vérifier mes lignes. Sauf que cette fois-là, je n’avais pas suivi leurs règles.

"Je suis Ali, je suis hors du temps, et je suis un freak."

 

Il a arraché la feuille ; un geste brusque, inattendu de sa part. J’ai continué à écrire sur la table. Il a saisi mon stylo. Je l’ai alors fixé sans sourciller. Il s’est figé. Tremblant. Une sueur froide glissait le long de sa tempe.

─ Personne ne m’empêchera d’être ce que je suis.

Ma voix sonnait différente, effrayante. Je voyais ce sentiment d’insécurité dans la lueur des yeux du rééducateur.

Une vague violente, sauvage me submergea. Indomptable. Un cri retentit, une alarme. Les clones blancs sont entrés, m’ont agrippé. J’avais un goût de sang dans la bouche. Ils m’enfoncèrent une seringue dans le bras. Puis le noir.

À mon réveil, tout était calme. Serein. Noir mais mon esprit revenait, me ramenant sur les évènements passés. Je compris qu’on m’avait placé en isolement. Je suis resté presque deux ans dans cette cage obscure. Sans lumière du jour, sans contact avec mes semblables, excepté tous les trois jours pour m’injecter un poison qui ralentissait le cerveau et ramollissait le corps. Prisonnier de moi-même. Combattant la peur et la solitude. L’autre monde. Proche du Grand Néant.

Je voyageais dans ma tête lors de mes états de faiblesse. Le reste du temps où je m’appartenais, je faisais des exercices physiques pour renforcer mon corps et ne pas plonger.

Je m’imaginais le matin en train d’écrire mes lignes, puis rendre visite à Élia et Ralph. Je l’entendais me dire :

─ L’esprit est ton ami. S’il tremble rassure-le. S’il croit toucher le fond, réconforte-le. Lui seul te suivra jusqu’au bout du chemin. Ne l’abandonne pas où tu seras perdu. 

Je n’avais plus de notion d’heures, de jours…une longue et interminable nuit. Mon seul repère était mes repas glissés à l’aveugle par la chatière. Un par jour.

 

Et sans crier gare la porte s’ouvrit, on m’entraîna dans une salle de verre, me lava, m’habilla d’une robe, me coiffa, me maquilla. Et je quittais l’hôpital. Libre.

Installé dans une voiture aux vitres teintées, le paysage renaissait et se déformait sous mes yeux comme autrefois. Je reconnus au bout de quelques heures mon quartier, ma maison, mes parents. Tout cela me semblait pourtant étranger. Ma mère m’enlaça, une lueur d’espoir et de reconnaissance dans les yeux. Mon père me tapota l’épaule. Je restai de marbre, intouchable. Je les laissai pour regagner ma chambre. Toujours la même depuis ces trois dernières années d’enfermement. Et elle le restera encore longtemps. Sans un regard vers le passé, que je préférais enterrer, je pris un gros sac et le remplis de mes vêtements. Sautant par la fenêtre, sans regret. Libre. Seul. Je pouvais redevenir moi-même. Sans interférence, sans jugement.

 

Je pensais qu’il me suffirait d’une volonté de fer pour refaire ma vie loin des préjugés. Pourtant ma première escapade se termina à la tombée de la nuit. Sans abri. Sans eau ni nourriture. J’avais fait un arrêt aux toilettes publiques afin de jeter la robe et retrouver le confort et la sécurité de mes habits favoris : pantalon, t-shirt large, blouson treillis et casquette. Grâce au ciseau, je coupais ces cheveux longs, encombrants. Retrouvant la coupe de mon ancienne vie, courte, frange sur le côté, protection.

Le froid raidissait mes muscles. Je me blottis dans une petite ruelle sur un vieux carton abandonné. Affamé. Les rayons matinaux me réchauffèrent tendrement. Je devais trouver du travail mais d’abord, partir, quitter cette ville, quitter définitivement mon passé.

 

Une semaine passa, sur les routes. Fuyant le plus loin possible. Bus, stop, pas d’arrêt.

Une voiture me déposa au milieu de nulle part. Entouré de champs, désert sans vie. Je n’avais rien à manger, rien à boire. Le soleil écrasant me brouillait la vue. Puis plus rien.

Le bruit serein et chaleureux d’un feu crépitant me sortit de ma torpeur. Je sentais la caresse des couvertures, la douceur d’un matelas. J’étais bien.

En ouvrant les yeux, deux autres me fixèrent. Mon cœur rata un temps.

─ Comment vous sentez-vous ? questionna la jeune fille aux cheveux d’un roux doré frisés, coupés en carré.

Visage arrondi, silhouette fine dans une petite robe printanière. Des taches de rousseur recouvraient son teint pâle. Ses lèvres charnues s’étiraient dans un charmant sourire. Dans la R2S des autres, elle serait sûrement qualifiée de belle, supposais-je. Elle me tendit un bol de soupe.

─ Vous avez dormi toute la journée. 

Elle ne me força pas à parler et ne posa aucune autre question.

─ Je m’appelle Karine. Vous êtes à la ferme de mes parents. Mon père vous a retrouvé évanoui sur la route. Rares sont ceux qui l’emprunte. Vous avez eu beaucoup de chance.

Elle me conta tous les animaux de la ferme et le travail qu’elle faisait, les récoltes etc... Et assura que je pouvais rester aussi longtemps que je le souhaitais. Je proposai, afin de la remercier de sa gentillesse :

─ Puis-je vous aider ?

─ Il y a toujours du travail pour les motivés !  se réjouissait-elle d’avance.

Ses parents furent tout aussi accueillants. Personne ne me demanda de compte. Et je leur en étais d’autant plus reconnaissant. 

 

J’étais resté trois mois à participer à la vie de la ferme. J’aurais presque pu les adopter comme ma famille si un incident ne m’avait pas rappelé à l’ordre. Celui qui m’avait forcé à reprendre la route. Car ma différence se jouait également ici. Être accepté tel quel semblait impossible auprès des personnes « normales ».

Je m’occupais des chevaux, lors du retour d’une randonnée. La mère était partie préparer à manger et le père étant occupé à tuer un canard. Karine, toujours aussi fleurissante était partie se laver. Je n’avais pas encore fini lorsqu’elle revint, laissant dans son sillage son parfum rosé. Je la sentais se rapprocher de moi malgré le fait que je tenais particulièrement à éviter tout contact. Je me tournai vers elle et n’eus le temps de réagir. D’une approche directe, en plein cœur, elle m’embrassa !

C’était pourtant agréable. Doux. Mais j’avais l’impression d’y perdre un bout de moi-même. Elle me lança un regard provocateur avant de s’enfuir en courant. Je restais "con", à regarder le vide qu’elle avait laissé derrière elle. Un terrible vide.

L’instant d’après, je récupérai mon sac et laissant sur la table un mot de remerciement ; je repris la route. Impossible de chasser cette sensation de violation. Mortelle. Envoûtante.

J’essayais de comprendre le sens garçon/fille. Différence catégorique, mélange, entrelacement. Attirance du sexe opposé ou non. Mais si on ne faisait aucune distinction comment savoir ? Je ne me suis jamais considéré ni comme une fille ni comme un garçon. Seulement une personne à part entière. Un freak. Ce n’est qu’à partir du lycée que cette indistinction m’avait fait du tort. On me prenait pour un garçon. Je n’en n’étais pas un. Pas plus qu’une fille. Alors comment connaître ce qu’on ne sait pas ?

L’attirance, l’attraction m’échappaient tout autant. Ce creux dans mon estomac, ce vide qu’avait provoqué ce simple baiser. Simple ? Je le trouvais plutôt complexe et inaccessible.

À trop réfléchir, je ne réalisais que maintenant mon geste. J’avais volé l’un de leurs chevaux. Et je me trouvais à galoper à travers champs sous un ciel étoilé. Bon retour avec moi-même.

Une fois la ville regagnée je le laisserai retrouver son chemin. Ce n’était qu’un emprunt.

 

Karine voilait tous mes sens. J’avais aimé ce déséquilibre qu’elle m’avait offert. Pourtant j’étais incapable d’y faire face. Impossible. Redoutable brasier. Ce n’était pas la première fois qu’une fille me faisait des avances. En revanche aucune d’elles n’avaient pu m’approcher. Pas comme Karine. Fleur indomptable, imprévisible. Sournoise.

Je n’oublierai jamais cette sensation qui broyait mes entrailles, faisant éclater le cœur et cramer le cerveau. La fille aux fleurs. Dernier printemps.

Je ne me referai plus avoir ainsi. J’étais prévenu, plus jamais je ne laisserai quelqu’un entrer dans mon âme. Plus jamais.     

 

 

 

Chapitre 3

 

 

 

Pour se voir, se connaître,

il faut un œil autre que le sien, un être autre,

une âme différente pour s’y mirer. 

F. Frontisi-Ducroux et J-P. Vernant, Dans l’œil du miroir.

 

 

Je ne suis pas comme les autres. À quinze ans, mes parents m’ont déjà fait faire le tour des médecins et psychologues. Personne ne comprend pourquoi à cette âge de l’adolescence je n’ai ni mes règles, ni de poitrine. Après le collège, mes parents déménagèrent, m’inscrivant dans un nouveau lycée pour un nouveau départ. Mon grand retard serait dû à un traumatisme de mon enfance. Un souhait profond qui me changerait en garçon. Ou plus simplement : un refoulement. Alors le psy a proposé à mes parents de m’offrir un milieu où personne ne me connaîtrait. Recommencer ma vie.

Au lycée, je suis donc devenu un garçon, car il faut dans tous les cas signaler notre sexe et c’est l’alternative que je préférais. Apparemment, vivre cette expérience me permettrait de comprendre ce que je suis et peut-être assumer ma féminité en réalisant que je me trompais. Me voir à travers le regard de mes semblables et leur R2S. J’ai passé mes trois années de lycée dans la peau d’un garçon. J’étais plus à l’aise, certes, mais je devais continuer à me cacher. À cacher ce que je suis.  À cette époque de ma vie, je m’exprimais beaucoup par les poings. Ce qui exaspérait mes parents et me causa plusieurs renvois provisoires.

Psychologues, psychiatres et autres thérapeutes, un défilé d’avant-garde de rééducateurs du cerveau. Personne ne me comprend. Freak. Je me faisais beaucoup d’ennemis et jamais d’amis. Aucun rapport physique si ce n’est mon poing dans la figure – j’ai également pris des coups –. Notre nouvel environnement commence à me traiter de monstre. Mes parents en souffrent. Les réputations sont importantes pour les semblables. Pas pour moi.

Je n’ai aucun problème sur ce que je suis. Le véritable problème vient des autres et de leur vision sociétaire de la normalité. Pour eux, les personnes inclassables et incontrôlables doivent emménager dans un hôpital psychiatrique. Soin, écoute, lobotomisation. Mes parents attendirent la fin du baccalauréat avant de m’y conduire. J’ai d’ailleurs eu la mention très bien, car je suis doué en tout : langues étrangères, mathématiques, français, sport... L’élève presque parfait. Interné à l’âge de dix-sept ans. Personne n’en fut étonné. Même pas moi. La facilité pour des parents dépassés.

Les élèves de ma classe me répétaient sans cesse que je finirais à l’asile. Ce n’était qu’une question de temps. 

 

 

Ψ

─ Vous savez, mon garçon, commença mon patron. Si vous cherchez un travail à long terme, j’ai trouvé cette annonce qui pourrait vous intéresser. 

Il me la tendit. Cela faisait deux semaines que j’avais regagné une petite ville accueillante. Et il m’avait suffi de moins d’une journée pour être engagé temporairement chez un libraire.  Il croulait sous le boulot et personne pour l’aider car sa femme était souffrante. Le temps de son rétablissement, il m’avait pris sous son aile. En échange de mes services, il m’offrait le gîte et le couvert. Mais à présent que sa femme allait bien, je ne pouvais rester davantage.

─ Il s’agit du "Manoir aux Monstres". Je sais, le nom n’est pas très avenant mais il a très bonne réputation. C’est un hôtel…comment dire…spécial. Vous disiez ne pas trouver votre place parmi les gens "normaux". Vous trouverez certainement des personnes qui pensent comme vous là-bas. Ils vénèrent la différence et l’étrangeté. Pour ma part, je n’y ai jamais mis les pieds mais j’ai eu vent de quelques rumeurs. Ce serait comme une maison hantée où l’on peut loger durant un laps de temps. Mais seulement accessible aux plus riches. Ils sont en manque de personnel en ce moment. Vous devriez y jeter un œil. 

─ Je vous remercie, Monsieur.

─ C’est normal, voyons ! Le chemin est indiqué sur le prospectus. De toute façon, vous ne pouvez pas vous tromper. Il suffit d’emprunter la seule route qui monte vers la colline là-bas, m’indiqua-t-il du doigt. Prenez soin de vous. 

La colline en question surplombait la ville, on pouvait la voir par-delà les toits de pierres. Recouverte d’arbres, elle n’offrait aucune visibilité sur ce soi-disant hôtel. Mais cela m’intriguait d’autant plus et sans m’attarder, je pris la route vers cette étrange demeure aux monstres.

Un signe du ciel ? Non, je n’étais pas croyant. Mais un coup de chance extraordinaire ou coup de pouce du destin.

J’étais loin de me douter des aventures étranges qui allaient suivre ce choix audacieux. Avais-je eu tort ? Le saurai-je vraiment ?

 

La nuit commençait à étendre ses mains à travers le ciel, emportant les dernières lueurs et chaleurs du soleil. J’arpentais un vieux sentier à travers les bois. Une atmosphère inquiétante planait sur cette colline. Plusieurs fois je me pris à vouloir faire demi-tour. La curiosité l’emporta.

Les arbres enchaînaient leur danse silencieuse. J’observais au-delà, mais rien d’autre n’y vivait. Ou du moins ne se montra. Mes marches passées et mes exercices quotidiens me permirent de gravir cette longue et essoufflante montée sans trop me fatiguer. Mon chemin s’arrêta devant une grande grille tortueuse servant de portail. Des pointes acérées continuaient leur macabre rôle dissuasif de chaque côté de l’entrée. Le gros cadenas rouillé paraissait abandonné, là, sous mes yeux. De l’autre côté, la route prolongeait son sinistre bras au milieu d’une éternelle forêt. Un brouillard s’étalait à mes pieds, venant de l’intérieur et se dissipant hors de la propriété. Il vint telle une caresse rendre mes pieds invisibles. Aucune pancarte, aucune sonnette. Un vent siffla une symphonie glaciale sous les hululements d’un hibou. Je vis son envol royal se détacher des cimes avant de replonger dans les ténèbres. 

─ Un manoir hanté…, murmurai-je, me rassurant au son de ma voix ; car la musique de la nature commençait à me donner des frissons.

J’essayai de calmer mes tremblements. De la buée sortait de ma bouche. Je tentai d’apercevoir une âme qui vive. Croyant voir une ombre à travers les barreaux, j’hélai ce potentiel visiteur. L’ombre disparut entre les arbres et mon appel tomba dans le silence.

─ S’il vous plaît ! Y a-t-il quelqu’un ?

Un coup de vent me fouetta le visage. Serait-ce une réponse ? Le froid traversait mes vêtements. Je m’entourai de mes bras à la recherche de chaleur et finis par m’asseoir, dos contre la grille, frottant mes mains et soufflant dedans. Devrais-je faire demi-tour ? Ce calme annonçait tout simplement que ce manoir n’existait pas. Ce devait être une ancienne propriété abandonnée…complètement vide.

Pourtant quelque chose me retenait. Je ne voulais pas baisser les bras. Devant moi le chemin descendait en pente raide, bordé par des arbres majestueux. Leurs crêtes touchaient les étoiles. Assis, le brouillard m’arrivait à la taille. Je l’effleurais de mes doigts, impalpable, je le faisais tournoyer. Son mouvement suivait parfaitement le mien, ce qui me poussa aussitôt à arrêter ce jeu étrange. Dans un soupir, je posai la tête contre l’acier du portail.

Je sentis une main me saisir l’épaule. Je fis un bond ! L’auteur de ce contact froid et dur comme de la pierre se tenait accroupi devant moi. Le teint à la fois livide et sombre scindait son âme en deux parties distinctes. Mon sang se figea à la vue de cet étrange personnage. De longs cernes soulignaient ses yeux pâles, translucides. En plongeant mon regard dans le sien, je sentis la mort s’étendre jusqu’au plus profond de mon être. Impossible de détourner le regard.

─ Es-tu perdu, ptit ?

Sa voix roque, comme sortie d’une tombe créole, me ramena à la réalité. Il portait un vieux costume aux couleurs éteintes, déchiré aux extrémités et couvert de toiles d’araignée. De la poussière virevoltait au moindre geste de sa part. Son haut-de-forme s’élevait au-dessus de lui, grandissant sa silhouette famélique violette et noire. Masque blanc et noir. Il ôta son couvre-chef pour me saluer d’une élégante courbette. Puis se redressa, aussi droit qu’un piquet.

─ Je…je…

Il souriait à mon problème d’élocution. Un sourire ? Non, plutôt un rictus qui fit rater un battement à mon cœur. Figé, tortueux. Amusé.

─ Tu n’as pas l’air d’un client mais d’un petit animal perdu.

Sa phrase me rasséréna, fronçant les sourcils, je me repris et me levai :

─ Je suis venu pour l’annonce d’emploi au Manoir. 

Il leva les sourcils, à la fois curieux et surpris.

─ Entre donc, jeune apranti. Le patron sera certainement heureux de faire affaire avec toi. 

Il écarta ses bras squelettiques devant lui et les grilles s’ouvrirent d’elles-mêmes dans une terrible plainte grinçante. 

─ Vous voulez peut-être connaître mon nom ? demandai-je alors que nous parcourions la suite du chemin.

─ Les noms sont effacés ici. Il ne reste que les traces d’un lointain vivant. Oublier. Créer. Renaître. Est là ce qui t’attend. Alors non, ton nom ne nous intéresse guère.

─ Et me direz-vous le vôtre ?

─ On me nomme le Baron Samedi. 

Il m’honora d’une nouvelle révérence. Étrange jovialité. J’oubliai instantanément mon hôte à la vue du Manoir s’élevant entre les arbres. La lune le caressait de son halo d’argent, tel un film d’horreur. Lugubre. Laisser-aller à l’implacable temps. Mangé par le lierre, des lumières vacillantes dansaient derrière les grandes fenêtres. Des ombres s’y déplaçaient par endroit. Sinon, le calme, l’angoissant silence des morts face à cette magnificence.

─ Tu restes-là, timoun ? se moqua le Baron en me voyant figé sur place.

Je me secouai pour ne pas fuir en courant et le rejoignis. Sans pour autant lâcher ce spectacle incroyable des yeux. Je sentais cette atmosphère vibrer en moi. M’attirer en elle. Un pouvoir infini et fragile. Comme si ce lieu, animé par une inquiétante étrangeté, m’appartenait.

    

La porte émit un craquement grinçant et le Baron m’invita à pénétrer dans le Manoir aux Monstres. Un univers aspirant toute vie et inspirant nos peurs les plus profondes. Éclairé entièrement de candélabres, surplombé d’un magnifique lustre central, le grand hall nous accueillit. La multitude de flammes offrait un incessant va-et-vient d’ombres. Murs froids couverts de tapis dévorés par les mites aux couleurs délavées, scènes macabres de légendes sans doute connues ou oubliées. Je vis la silhouette de pierre du cavalier sans tête sur son destrier aux yeux de braise. Il brandissait sa tête tel un trophée au milieu du hall. Autour de lui, des portraits aux âmes déchirées incarnaient des visages blafards aux teints verdâtres. Tel des défunts ramenés à la vie par le coup de maître de l’artiste.

Derrière le spectre de la mort, un grand escalier, voilé de pourpre sanguinolent, s’élançait vers les étages. Surplombé de balcons aux rambardes jadis dorées. Des sculptures décoraient chaque entrée. Créatures sinistres et monstrueuses venues de divers horizons.

─ Vous y êtes allé fort avec la décoration, commentais-je pour apaiser mon âme en détresse, noyée dans tout ce surplus d’horreur.

─ Le Maître aime l’abondance des craintes humaines. Il tient à ce que l’entrée en soit la porte par excellence. Son œuvre est condensée ici, pour ensuite s’éparpiller dans chaque recoin de sa demeure. 

Lorsque l’écho de sa voix s’éteignit, j’entendis s’élever des notes de piano depuis les profondeurs du Manoir. Douces, rapides. Angoissantes. J’écoutais, hypnotisé, cette mélodie transcendante.

 

Une présence écrasante attira mon regard au sommet des marches. Une fine silhouette se détacha de l’obscurité. Ombre élégante, brisant tous liens avec l’extérieur. Le Baron lui-même ne semblait qu’un laquais face à ce fascinant personnage. Démarche gracieuse, inspirant la peur à ceux qui osent l’admirer. Costume raffiné, tout de noir vêtu. Pantalon affinant ses longues jambes ; grande veste cintrée, chemise ancienne. Le foulard rouge autour de son cou semblait suinter de sang. Ses cheveux d’ébène rassemblés en couette retombaient au bas du dos, deux mèches encadrant son visage. Les bougies éclairèrent son faciès d’un blanc immaculé. Mon cœur s’arrêta. Impossible de décrire cette peur qui m’envahissait. Impossible de fuir ce regard perçant, transperçant. Les ténèbres s’incarnaient dans ses yeux, une lueur rouge s’y nichait. Je ne rêvais pas. Fin, élégant, dangereux. Il était déjà sur moi lorsque je repris mes esprits. Face à face, il en paraissait que plus grand, plus effrayant.

─ Une nouvelle recrue, Master, lança le Baron, brisant enfin ce lourd silence pianistique.

Un sourire étira les lèvres presque inexistantes du Maître du Manoir.

─ Bienvenu dans mon humble demeure, invita-t-il d’une voix sépulcrale et traînante.     

Une odeur de sang flottait autour de lui. Me voyant muet et mes sourcils froncés, il reprit :

─ Ainsi, tu souhaiterais être engagé parmi nous. Quel rôle serais-tu apte à entreprendre ?

Sa question me prit de court. Je n’avais pas vraiment réfléchi à un poste précis.

─ Je peux tout faire si on me l’apprend.

─ Je vois. 

Il échangea un regard avec le Baron puis m’analysa de la tête aux pieds. Me tournant autour, tel un vautour. Mon âme, mon corps ne m’appartenaient plus. Voilà ce que je ressentais à ce moment.

─ Que faites-vous ? répondis-je agacé.

─ Je cherche ton rôle dans cette aventure.

─ Un rôle ? Que voulez-vous dire ?

Ce fut le Baron Samedi qui m’offrit des explications :

─ Chaque membre du personnel incarne un rôle singulier dans cet hôtel. La peur doit accompagner nos pas. Je suis le Baron Samedi, ni mort ni vivant, je hante les cimetières. Voilà le rôle que j’affiche. Mais derrière ce masque, je suis concierge, je veille sur les clients et j’anime également les bals.

─ Vous voulez dire, incarner un personnage "fictif" ?

─ Fictif ? répéta le Maître du Manoir. En es-tu certain ?

─ Sinon, je jouerai mon propre rôle, lançais-je dans une logique imparable.

Le directeur éclata d’un rire à la fois discret et imposant. J’en restais décontenancé.

─ Je crois avoir trouvé qui tu es, mais avant j’ai une dernière question.

─ Allez-y.

─ Quelle a été ta dernière activité ? En dehors de la marche jusqu’ici.

─ Je travaillais chez un libraire. Je classais, triais et archivais les livres.

─ Parfait. Tu commenceras donc ainsi. 

Il se tourna vers le Baron avant de poursuivre :

─ Conduis-le jusqu’à sa chambre. Demain tu l’amèneras auprès de notre styliste afin qu’elle prenne ses mesures. En attendant prête-lui un costume d’âme errante. 

Il revint vers moi :

─ Si tu aimes les livres, tu seras bientôt au paradis, si je puis m’exprimer ainsi. Ce n’est pas décisif. Pour l’instant tu iras où l’on aura besoin de toi. Ce n’est pas le travail qui manque dans cet hôtel. 

Alors qu’il s’apprêtait à regagner les marches, je l’interpellais :

─ Excusez-moi. Je ne connais pas votre nom.

─ Le personnel m’appelle "Maître" ou "Master". Les clients "Monsieur le Directeur". Mon nom est : Dracula. 

Après un sourire en coin, il glissa dans les ombres du Manoir.

─ Suis-moi, timoun, me rappela le Baron.

─ Qu’est-ce que ça veut dire "timoun" ?

─ Gamin !

Il riait tout seul alors que je n’arrivais pas à oublier Dracula. Dracula…finalement je ne me reconnaissais plus comme freak. Ou du moins, j’en étais un tout autre genre.

Une minute... Il ne m’avait pas dit quel rôle j’allais incarner !

 

Perdu dans mes pensées, je suivais le Baron à l’aveugle. Les bougies se faisaient de plus en plus rares. Nous descendions un sombre escalier. Dans les donjons ? Les murs de pierres brutes servaient de demeures aux araignées et autres insectes. Le Baron attrapa la torche au bas des marches et ouvrit l’unique porte, grinçant dans une résonnance caverneuse. Nous nous engageâmes dans un couloir dont on ne voyait pas le fond. Aucune lumière, exceptée celle du concierge. Un défilé de portes commença autour de nous. Des noms y étaient inscrits mais la faible visibilité m’empêcha de les lire. Je me croyais dans un rêve, celui où l’on court à travers un couloir qui ne cesse de s’allonger encore et encore.

Au bout de quelques minutes, mon guide s’arrêta.

─ Voilà ta nouvelle chambre, ptit. 

Je restais un moment à contempler la vieille porte en bois qui avait en son centre un loquet en forme de tête de loup. Attrapant la poignée, je sentis une onde parcourir mon corps. Comme si quelque chose de terrible était arrivé à l’ancien propriétaire.

À l’intérieur, un lit simple aux draps autrefois blancs, une commode bancale, un pupitre, des étagères et une cabine pour la douche et les toilettes. Je fus rassuré, car bien qu’ils eussent banni l’électricité, ils avaient tout de même mis en place un système de tuyauterie pour l’eau. Je déposai mon sac sur le matelas. Le Baron attendait dans l’encadrement de la porte.

─ Tu devrais allumer la bougie. 

J’attrapai le bougeoir à disposition et une fois allumé, le concierge s’éloigna. Ses pas résonnèrent longtemps alors que la porte était à présent close. Lorsqu’ils se turent, le piano reprit ses droits.

Cette nuit-là, évidemment, impossible de fermer l’œil. Même au dernier souffle de mes cinq bougies.

 

 

 

Chapitre 4

 

 

Tu ne supportes pas les miroirs.

Quand tu te vois dedans, tu hurles et

dis que c’est un autre qui est là, et

tu n’aimes pas cet autre qui te fixe

avec un œil si noir.

Henri Rey-Flaud, Les enfants de l’indicible peur

 

 

La petite fille reste seule à la maison. Pourtant elle ne craint rien, car cet enfant apprivoise la peur. Joue avec elle. L’aimant comme une mère. Plus qu’une mère.

Elle est là, toute petite, avec ses deux longues couettes telles des ailes de corbeaux s’envolant à chaque saut. Majestueuse danseuse. Ne marchant que sur la pointe des pieds. La douleur n’est rien comparée à cette sensation d’envol. Oiseau léger, les bras relevés au-dessus de son visage. Délicatement, l’oisillon tourne dans le grand salon bourgeois. Fragile au milieu de cet ameublement extravagant. Simple dans sa robe blanche, le rouge de ses gants et de ses guêtres. Douce mélodie, douce étreinte.

Puis se lève une aura écrasante qui agite son corps, comme un démon. S’accaparant l’espace, ramenant le salon à un simple décor de théâtre. Les portraits s’inclinent devant sa silhouette. Elle est là, imposante, sous les mélodies endiablées de son crâne. Soudain plus rien. Calme plat. Mort subite du rythme.

Un bruit l’intrigue. Elle est seule. Excepté l’écho au fond de cette somptueuse maison. Peur naissante à capturer. Son expression reste à jamais fermée. Neutre. Les yeux noirs sous ses mèches lisses. Elle ne les relève que pour danser. S’envoler. Petite fille sans émotion.  

Accédant à la porte interdite. Celle de la cave : stockage d’ivresse, d’ombre et d’oubli. Elle s’enfonce dans les ténèbres. Long escalier crissant, poussiéreux. Sa mère ne supporte pas cette couche que dépose le temps. La petite fille la cultive dans un coin bien caché de sa chambre. Inaccessible à la femme de ménage.

Un rêve cauchemardesque l’enveloppe. Un cheminement vers ce son impertinent. La revoilà seule. Heureuse. Dans la pénombre, une planche mal fixée la fait tomber. Un clou dépassant du sol lui ouvre légèrement la pomme de la main. Elle regarde, fascinée, le liquide pourpre qui goutte de sa plaie. Filament pur, rouge écarlate. Il atteint son poignet, descendant avec délicatesse, telle une caresse. Elle tourne son bras, accompagnant sa traversée, reprenant la danse sous cette étincelle de vie.

Lorsque ses parents reviennent de leur dîner d’affaire, ils ne trouvent plus leur fille. La porte de la cave entre-ouverte les amène dans ce sanctuaire. La jeune enfant, allongée dans la poussière, la robe blanche couverte de sang. La mère hurle, s’effondre dans la peur. Le père se rapproche pour la sauver. Les larmes ruissèlent sur les joues de la femme inconsolable. Les yeux ouverts sur le néant, la petite ne respire plus.

Approche…lentement…et tu regretteras de m’avoir regardé.

D’un geste brusque, la fillette se relève, vide de sentiment. Les bras en avant, dégoulinant de sang. Frayeur gracieuse. Elle a, satisfaite, crée la meilleure Peur chez ses parents. Sa toute première. Et de loin la dernière. Même si son scénario lui offre gifle et punition, elle sourit intérieurement. Son âme jubile machiavéliquement, prête à tout pour recommencer. Marybel est son prénom. Mais elle préfère Mary.

 

Ose donc me nommer treize fois !*

 

Italique * : la personne parle en anglais.

Ψ

Dans un demi-sommeil, j’entendis des bruits de portes, de pas, de voix tout autour de moi. Le Manoir reprenait vie. J’ignorai l’heure car dans les sous-sols le soleil ne brillait pas par sa présence. Sans bougie, je me cognai violemment au tabouret, me renversant avec lui. Je sentis des vêtements sous mes doigts qui devaient être posés sur le dossier. Me relevant, je finis par atteindre le pupitre. Par miracle une bougie m’attendait à côté d’allumettes.  Retrouvant la vue, je pus tout remettre en ordre et me vêtir. J’eus froid dans le dos à la simple idée que l’on avait pu franchir le seuil de ma chambre à mon insu.

Le costard, usé et poussiéreux, marqué de brûlures par endroit, était trop grand au niveau des extrémités. D’un ourlet je pus être à peu près présentable. Les voix s’élevaient toujours, pourtant lorsque j’eus franchi le seuil, je n’y découvris personne.

 

Une fois dans le hall d’entrée, l’air revint. Frais. Délivrance de la peur. Je retins un cri de surprise lorsque la main du Baron Samedi se posa sur mon épaule.

─ Arrêtez de faire ça ! lui criais-je le cœur battant la chamade.

─ Nous sommes dans un hôtel hanté. Faudra t’y faire, timoun.

Lui, n’avait pas changé, à part la lueur du jour qui ravivait son teint verdâtre, morbide, sous sa peinture blanche et noire. Ses couleurs mauves rehaussaient la noirceur du Manoir. Facilement repérable.

Je voyais autour de moi une symphonie de vie. Les clients allaient-et-venaient entre les salles. Un homme riait aux éclats au milieu de son harem de femmes, séduisantes et aguichantes. Un groupe de garçons parlaient à voix basse, imposant leur présence en grand nombre et disparaissant vers la salle de restauration. Des filles gloussaient. Et au milieu, des serveurs et serveuses, maniant l’art de la discrétion, se faufilaient telles les ombres du Manoir : les hommes en costard noir, chemise blanche et les femmes en robe sombre et tablier tâché de sang. Tous revêtaient un masque neutre, immaculé et sans visage. Sans identité. Une simple bosse au niveau du nez. Étrange. Inquiétant.

─ Ce sont les âmes errantes. Fort serviables. Elles sont sous les ordres de Lucie, m’expliqua le Baron comme pour répondre à ma question muette.

─ Elles ne servent pas au restaurant ?

─ Certains clients préfèrent manger dans leur suite ou en extérieur. Même parfois au cimetière.

─ Au cimetière ?! relevai-je interloqué.

Il me grimaça son fameux sourire avant de prendre la route.

─ Allons voir Mary pour ton costume. Tu ressembles à un serveur vêtu ainsi. 

Ses longues jambes squelettiques l’amenaient déjà loin. Je dus accélérer le pas pour rester à sa hauteur. J’entendais des cris dans les étages, recouverts ensuite de rires. Folie pure. Les vitres crasseuses et brisées par endroit renvoyaient des rayons diffus et prismatiques.

 

Une porte fit apparaître un salon sur la gauche menant à la piscine et au restaurant sur la droite. Je ne pus m’attarder sur les détails car le Baron franchissait déjà une autre pièce. La buanderie se trouvait derrière les cuisines. Couloir sombre. Lorsque les portes s’ouvrirent, je fus aveuglé par la clarté qu’il y régnait. Un temps d’adaptation, le Baron me tira le bras pour que j’entre. Entièrement faite de vitres, serre étouffante.  Un labyrinthe de linge suspendu serpentait sans fin. Draps blancs, une brise les transportait tels des spectres, non sans murmurer sa mélodie. Les brouhahas extérieurs s’estompèrent définitivement. Place au calme. Trop pesant. Plusieurs fois le Baron disparaissait derrière le linge étendu, je courrais le rejoindre. Il se tourna soudain vers moi et je faillis le heurter.

─ Continue tout droit, timoun. On m’appelle. Mais ne t’inquiète pas, c’est elle qui te trouvera.

─ Quoi ? 

Réaction inutile, il n’était plus là. Son rire s’éloignait, moqueur face à mon manque de courage. Regardant autour de moi, je poursuivis.

─ Mary ? appelais-je au cas où.   

─ Si tu le prononces treize fois, elle apparaîtra. 

Voix fantomatique, murmure sans visage. Une servante, vêtue d’une robe blanche et tablier noir tâchés de sang, apparut. Elle portait un masque neutre de velours noir : une âme errante-lingère, supposais-je.

─ Qu’avez-vous dit ?

Alors que je m’approchais, elle s’enfuit. Sa voix se répéta dans mon dos :

─ Bloody Mary. Prononcez son nom treize fois et elle viendra à vous.

─ Attendez ! Je ne comprends pas !

Le silence revint. J’attendis en vain, elle était déjà loin. Hors de portée.

─ Bloody Mary, murmurais-je. Bloody Mary… 

Je déglutis. Marchant dans ce labyrinthe sans fond. Ce simple nom m’arrachait une terrible envie de me taire et de rejoindre le Baron. Il rirait haut et fort si je me défilais.

Deux fois…plus que onze alors.

Des murmures incompréhensibles s’élevèrent. Le vent s’était tu. Mon cœur accéléra. Un autre monde s’ouvrait sous mes yeux et je tremblais des pieds à la tête. Pourquoi restais-je ? Parce que justement, je me trouvais là où la norme sociétaire n’existait plus. Hors norme, hors d’atteinte. Le Manoir du Freak.

Fascinant. Attirant. Flippant. Et j’aimais ça !

 

─ Bloody Mary, repris-je sans davantage de réponse. Bloody Mary. Bloody Mary…Bloody Mary. 

Je reprenais mon assurance. J’avais vécu deux ans dans le noir. Cellule d’isolation. Deux ans de peur, d’idées morbides, d’incompréhension. Dépassant la peur, dépassant l’Autre.

 

─ Bloody Mary.

 

Franchissant la dernière barrière de vêtements, la pièce s’ouvrait sur du matériel de couture et des bacs remplis de linges savonneux. Les vitres entièrement tapissées de miroirs coupèrent mon appel. Mon reflet réfracté à l’infini me ramena à ma réalité.

Brisé, tâché de pourpre ou d’encre noire, j’étais encerclé par mon image déformée et éclatée. Blême, je me transformais en noyé. Grand naufrage.

Les miroirs. Cela faisait longtemps qu’ils ne m’avaient pas ainsi pris de court. Happé et fragmenté, comme un étranger, je ne me reconnaissais plus.

M’approchant de l’image la plus lisse et familière, je fixais mes yeux trop clairs. Déstabilisants. Ma frange, rideau protecteur sur l’œil droit. Les éclaboussures de sang obstruaient mon reflet. La poussière troublait la réalité. J’eus soudainement froid. Très froid. De la buée s’échappait de mes lèvres devenues violettes. Contrastant avec mon teint livide. Spectral. J’en étais à combien ? J’avais perdu le compte…

Du bout du doigt, je fis un sillon à travers la crasse. L’éclat scintillant de l’artefact brilla juste à l’endroit où se reflétaient mes yeux.

Le costard me transformait en une personne inconnue. Quelqu’un qu’il me tardait de connaître. Un sourire se dessina sur le visage qui me faisait face. Malicieux, prêt à prendre sa place.

Le Baron disait que Mary viendrait à moi et non l’inverse. Pourquoi attendrait-elle que je finisse mes treize appels ? C’était absurde.

Puis une discussion que j’avais surprise au lycée me revint en mémoire. Des filles de ma classe s’exclamaient fortement :

─ Tu l’as fait ?                                                                                           

─ Ça ne va pas ! Je me suis arrêtée à onze ! J’ai eu trop les j’tons !

─ Tu m’étonnes ! Je l’ai dit cinq fois, moi.

─ J’ai connu une voisine qui l’avait prononcé treize fois. On l’a retrouvée le lendemain avec un poignard en plein cœur. 

Elles émirent des ultrasons. Cris nerveux et enjoués. Un garçon a surgi derrière l’une d’elles en hurlant :

─ Bloody Mary !!!

Une vague de terreur suivie d’éclats de rires et de reproches. J’avais trouvé cette scène étrange et incompréhensible. Jusqu’à maintenant.

 

─ Bloody Mary. 

 

Connue et crainte. Personne n’avait le courage de t’appeler jusqu’à la fin. Légende urbaine. Je suis certain que beaucoup n’ont jamais eu de réponse après les treize coups. Et puis, cette Mary tenait juste un rôle. Peur, angoisse étaient les clés de ce Manoir aux Monstres. Elle ne m’effrayait plus. J’étais prêt à la rencontrer. Après tout, elle devait prendre mes mesures pour mon nouveau costume. Avec un peu de chance, elle me dira également qui je suis dans cette aventure. La curiosité habitait depuis toujours mon âme.

─ Bloody Mary. Bloody Mary… 

J’ignorais où j’en étais et cela nourrissait davantage mon excitation.

─ Bloody Mary, Bloody Mary, Bloody Mary, Bloo…

 

Mon image s’effaça du miroir ! Je fis un violent recul alors qu’une silhouette me remplaçait. Brusque apparition. Je m’entravai dans cette vision démoniaque, finissant sur le parquet de bois. Les yeux écarquillés.

Une femme ensanglantée, le visage caché par de longs cheveux ténébreux, raides, humides. Lentement ses mains se dressèrent dans ma direction. Ses lèvres rouges écarlates s’entrouvrirent dans une cruelle grimace. Ses doigts heurtèrent dans un bruit sourd la surface du miroir. Douche froide pétrifiant mon être. Elle leva son faciès blafard. Ses yeux noirs semblaient inexistants mais ils poignardaient mon âme. Aucun éclat ne s’y trouvait. Ses ongles raclèrent l’artefact, grincement strident et douloureux. Je vis ses mains passer de l’autre côté. De "mon" côté !

Je reculai, encore à terre, alors que le spectre de la femme franchissait la réalité. Incarnation de la Peur. Elle extirpa sa deuxième jambe pour atterrir sur le parquet. Ses gestes démantibulés de danseuse brisée s’enchevêtrèrent jusqu’à la sortie totale de son petit corps svelte. Ses pieds se relevèrent en pointe délicate, accompagnés de ses bras. Son visage penché en arrière revint brusquement sur moi. D’un pas traînant, relevant la pointe à chaque avancée, elle s’approcha dans ma direction. Puis se pencha vers moi. Je ne pouvais plus disparaître, bloquée par une bassine d’eau à l’odeur de sang. Ses longs doigts glacés se tendirent, effleurant ma joue. Je ne pouvais détacher mes yeux de ces orbites vides profondément noires. Insaisissables.

Tu m’as appelée ?* murmura-t-elle en anglais.

Sa voix vibra tel un cri strident transformé en brise.

Je…je…C’est…* 

Elle éloigna sa main, ramena son visage en arrière avec des gestes calculés, lents, telle une poupée d’une souplesse ahurissante. Dans une robe légère tâchée de rouge, qui fut un temps écru. Sur la pointe des pieds, elle continuait de se pencher en arrière, touchant presque le sol de ses mains.

Elle laissa échapper un rire qui fit exploser cette barrière de peur. J’en restais hébété.

─ Sorry, se moqua-t-elle en reprenant une position verticale. Je n’ai pas pu résister. Le bizutage du nouveau, tu connais n’est-ce pas ?* 

Je soupirai, à moitié rassuré. Elle me tendit la main et je repris pied. Du sang restait sur mes doigts après cette courte étreinte. Je l’essuyai machinalement sur mon pantalon. Elle attrapa un mètre ruban.

─ Passons aux choses sérieuses. Come on ! Enlève tes vêtements que je puisse prendre tes mesures.

Sans mouvement de ma part, elle attrapa ma veste noire pour me l’ôter.

Fais pas ton timide ! J’en ai vu des gens défiler.*

 ─ Bloody Mary ? finis-je par prononcer.

Son image restait encrée vers la terreur, sans expression.

─ Tu l’as déjà dit treize fois, it’s okay. Appelle-moi Mary. Nous sommes collègues maintenant.* 

Un silence suivit sa phrase.

J’espère que tu sais dire autre chose que mon nom *, ajouta-t-elle.  

Ses lèvres bougeaient, pourtant ses traits gardaient une insensibilité, sans émotion.

─ Pardon. C’est que…j’ai été…surpris. 

Je vis ses sourcils extrêmement fins se relever marquant son humanité derrière ce rideau noir.

─ Yeah, le mot est faible *, dit-elle.

 

Je finis par exécuter son ordre, me retrouvant en caleçon, dévisagé par tous ces miroirs.

Eh bien, les apparences sont parfois trompeuses, lança-t-elle. Je t’imaginais tout maigrelet mais je vois que tu t’entretiens plutôt bien. Tu seras un bon gardien. Dommage, j’ai déjà mon binôme.* 

 

Je baissai les yeux sur mon torse. J’observais souvent mon visage étant enfant, jamais mon corps. Les marques intensives de mes trois ans d’asile à faire du sport en secret étaient gravées dessus. Je croisai les yeux vides de Mary : Grand Néant Noir. Elle semblait troublée. Le pouvait-elle ?

Qu’est-ce que tu es ?* demanda-t-elle soudain.

─ I…I don’t know, avouai-je naïvement en rejoignant sa langue maternelle.

Un sourire, qui aurait pu paraître amical sans cette apparence démoniaque, s’étala sur ses joues totalement lisses. Les plis ne leur semblèrent guère familiers. Était-ce son premier sourire ? 

Elle reprit son travail, mesurant chaque partie de mon corps.

Tu es venu ici pour le découvrir ?*

Je suppose, oui. Je ne pense pourtant pas que me donner un autre rôle m’aidera à le découvrir *, disais-je sceptique.

Tu te trompes.*

Comment ça ?*

─ C’est à travers mon personnage que j’ai su qui j’étais, poursuivit-elle finalement en français avec un charmant accent. Mais on n’a pas assez de toute une vie pour le savoir vraiment.

─ Qui serais-je ? demandai-je impatient d’assumer mon rôle.

Elle s’éloigna afin de noter les mesures sur un vieux parchemin.

Tu peux te rhabiller. Tu recevras ton costume ce soir. D’ailleurs, soit dit en passant, tu as un très bon anglais. Ça t’aidera pour les clients étrangers. Il y en a beaucoup.*

Je voulais insister sur ma dernière question mais un intervenant m’en empêcha :

─ Toc, toc ! claironna la voix caverneuse du directeur.

Il apparut sans crier gare, et je ne pus contenir un sursaut en le découvrant tout près de moi.

─ Alors, comment s’est passée ta première nuit ?

─ Qui joue du piano ?

─ Tu auras le temps de le découvrir. J’aime ta curiosité. Donc, tu commenceras à la bibliothèque. Elle se trouve au premier étage sur ta gauche. Tu ne pourras pas la manquer. Si tu as le moindre problème, réfère toi à notre Agent de bibliothèque. Il est là pour ça. Bonne journée ! 

Sans le moindre égard pour Mary, il repartit comme il était arrivé. Ombre silencieuse.

Ça alors *, s’exclama Mary – jeune incrédule à l’expression neutre –.

─ Qu’y a-t-il ?

On dirait bien que le Maître t’apprécie énormément.*

Pourquoi dites-vous cela ?* 

Je ravalai ma salive face à cette menace perpétuelle qu’elle incarnait derrière ses airs de jeune fille.

Il n’a pas relevé ton manque d’impolitesse, alors que tu as répondu à sa demande par une autre question. Et il s’est déplacé en personne pour voir par lui-même si tu t’intégrais bien. Bien sûr qu’il veut que tu restes. Il a joué le rôle du Second directeur. Le Maître ne se montre que rarement, et jamais le jour. Voilà pourquoi je dis cela.*

─ Je n’ai jamais rencontré le Second directeur, réalisai-je curieux. Le Baron Samedi s’est chargé de me guider.

Évidemment, il s’occupe des clients et des nouveaux. Et crois-moi, ne soit pas pressé de rencontrer l’ombre du Maître.* 

Sa remarque calma ma curiosité maladive. Il était temps pour moi de regagner la bibliothèque. Je remerciai Mary et avant de disparaître derrière le linge humide elle me lança :

Je commence à comprendre les raisons de son attachement pour toi. *

Sa phrase me suivit jusqu’au hall d’entrée. Par mégarde, je heurtai un des clients dans les escaliers. Il s’écria violemment :

─ Tu peux pas r’garder où tu vas, morveux !! Regarde-ça, lança-t-il à son ami, ils embauchent des ados maintenant ! Tous des incapables ! Comme si on n’en avait pas déjà assez avec le gamin-volant.

J’allais répliquer lorsqu’une main m’attrapa le poignet qui reposait sur la rambarde. Je me tournai vers un nouveau visage. Grand, vêtu en gentilhomme, un visage éclatant de pureté juvénile. Un grand sourire, chaleureux, bienveillant. Le premier que je voyais dans ce Manoir. Lorsque l’homme que j’avais bousculé remarqua sa présence, toute haine disparut, ravalant ses mots. Le client se courba en milliers d’excuses, retournant la faute contre sa propre maladresse. Puis s’éloigna la queue entre les jambes. Je reportai mon attention vers ce garçon étrange qui, d’un simple regard, s’était fait entendre. Sans un mot, il me prit gentiment par les épaules, m’emmenant jusqu’aux portes, sculptées admirablement, de la bibliothèque. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’il prit la parole :

─ Je t’attendais avec impatience, Arthur. 

 

Arthur ?

 

 

 

Chapitre 5

 

 

Influencer une personne, c’est lui donner son âme.

Elle ne pense plus ses propres pensées,

elle ne brûle plus de ses propres passions.

Ses vertus n’ont plus d’existence propre.

Elle devient l’écho de la musique d’un autre.

Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray

 

 

Le petit garçon aux airs de saint se pavane entre les bras des grandes personnes. Noblesse et atours. Robes bouffantes, costards sur-mesure. Qui sera le plus à la mode ? Qui parlera le mieux de politique ? Berceuse plate et ennuyeuse. Impeccable. Parfait, dans sa tenue de petit homme, il fait la fierté de ses parents. Bout d’ange, enveloppe pure. Obéissant. 

 

Il ne comprend pas le monde qui grouille autour de lui. Toujours flatteuses, enchanteresses, de jeunes demoiselles en fleur, ou de vieilles dames essayant de paraître vingt ans. Des baisers sur les joues, des parfums enivrants lui faisant tourner la tête.

─ Tu les feras toutes tomber, Dorian, quand tu deviendras un homme ! dit un des amis de son père.

Prenant à la lettre, ce qu’il entend, il adore pousser les filles de son âge pour les voir s’étaler en larmes à ses pieds. Cela ne dura pas longtemps. Sévèrement grondé, il n’osera jamais plus défier l’autorité du patriarche.

La douleur que lui inflige chaque pas de travers, reste marquée sur sa peau délicate. Il n’aime pas le sombre grenier qui survole la grande demeure familiale. L’obscurité, les pas grinçants sur le parquet bancal. L’odeur d’humidité, l’étouffante poussière. La voix grave et menaçante de son père. Le bruit du bâton fendant l’air opaque. Les faibles rayons de soleil qui se dessinent derrière les fenêtres condamnées. Ses pleurs, ses cris. Non. Jamais il ne dérogerait aux règles préétablies. Droit, discipliné, tel est son apparence extérieure. Petit ange tombé du ciel.

Dans son cœur, l’ange se nourrit d’amertume et d’angoisse. Il veut être grand pour penser par lui-même. Pour disparaître de son foyer. Seul, à l’aventure inassouvie de la vie. Plus de faux-semblants, de fanfreluches et de rires agaçants. Tout le monde l’aime pour ce qu’il paraît être. Mais si cet ange est bien tombé du ciel, c’est qu’il y a une bonne raison. Incapable de survivre dans les normes sociétaires. Il ne rêve que d’une chose : que quelqu’un le délivre. Le comprenne.  Enfin.

 

Ψ

La bibliothèque : monument explosif. Partant en éclats sublimes. Délivrant la connaissance. Les étalages de livres tapissaient les murs jusqu’au plafond : trois étages du Manoir rassemblés dans une immense et unique pièce. J’en restais bouche-bée. Certes l’ambiance hantée s’imprégnait du lieu : poussières, toiles, candélabres…armoires écaillées, tables brisées. La voûte du toit, entièrement vitrée, laissait entrer l’éclatant soleil pour permettre aux mordus de lecture une visibilité confortable. Ils n’étaient pas nombreux aujourd’hui. Le rire scintillant de mon hôte, me remit les pieds sur terre.

Impressionnant, n’est-ce pas ?* me lança-t-il, démontrant également son origine anglaise ; j’appréciais d’autant plus cette langue.

Mais contrairement à Mary et son accent américain, lui revêtait de la délicatesse britannique. Son être entier respirait la jovialité et la gentillesse. Je me sentais à l’aise en sa compagnie. Il me paraissait plus rassurant que les autres. Puis, je me remémorai l’appellation qu’il m’avait donnée.

Pourquoi m’avez-vous appelé Arthur ?*

Tout le monde a eu vent de l’arrivée du nouveau venu. J’étais curieux de savoir à quoi tu ressemblerais. Le sous-directeur m’a indiqué ensuite que tu travaillerais sous ma responsabilité les premiers jours.*

─ Vous êtes l’Agent de bibliothèque, réalisai-je.

Il me gratifia d’un sourire affirmatif.

─ Je me nomme Dorian Gray. Mais tu peux m’appeler Dorian. Donc, je disais que j’étais impatient de te rencontrer, à cause des rumeurs qui circulent sur toi.

─ Des rumeurs ? m’étonnai-je. Déjà ?

Même s’il n’y a pas de téléphone ici, les nouvelles vont très vite.

Tout en continuant de parler, il m’entraîna dans le hall d’accueil de la bibliothèque. Il surplombait le labyrinthe des rayonnages. Quelques clients parlaient à voix basse autour d’une vieille table, d’autres faisaient le tour des rayons boiteux, qui menaçaient à tout moment de les ensevelir. Le comptoir de l’accueil était vide, à part une pile de livres qui attendaient d’être remis à leur juste place. La voix de Dorian résonnait, claire et lumineuse, aux harmonies de sa langue originelle :

─ Je suppose que tu es curieux de savoir ce que l’on dit de toi ?

Il s’arrêta pour me regarder droit dans les yeux. Les siens brillaient tels deux émeraudes, je sentis durant une brève seconde une lourde menace qui disparut aussitôt. Au moment où j’allais capter son âme, elle s’envolait, inexistante.

─ Cela faisait longtemps qu’un garçon aussi jeune n’était pas venu travailler ici. Le dernier remonte il y a de cela quarante ans si je me souviens bien. Le pauvre…il n’a pas très bien fini. Mais bon, c’est du passé. Ce n’est pas nécessaire de ranimer tes…ces vieux souvenirs…*

Mon cœur rata un temps face à cette révélation inquiétante. En fait, je ne savais pas si le moins rassurant était que Dorian était déjà là il y a quarante ans alors qu’il en paraissait vingt ou la tragique histoire du garçon qui travaillait ici.

─ Que lui est-il arrivé ? voulai-je savoir.

─ Il ne vaut mieux pas que tu le saches, coupa-t-il avant de reprendre : mais, hormis ton jeune âge, ce qui m’intrigue vient plutôt de ce que dégage ton âme. Un mystère de la nature. Mary m’a indiqué que tu n’étais ni femme, ni homme. 

Je sentis le rouge enflammer mes joues. En même temps furieux qu’elle ait parlé de cela à tous ses camarades ! Il remarqua ma colère alors que mon embarras se transformait en animosité. L’éclat de son âme réapparut au fond de ses yeux, dans ce face à face. Il recula alors, prenant de la distance.

Je comprends mieux, la fascination que tu procures à ceux que tu rencontres.*

Qu’est-ce que ça veut dire ? Mary m’a dit la même chose ! Ça n’a aucun sens.* 

Je n’aimais plus le regard qu’il posait sur moi. Ce n’était plus moi, à cause de mon incapacité, mais lui qui sondait mon âme, me mettant à nu. Je détournai vivement les yeux. Il était hors de question qu’il me manipule à sa guise !

─ All right Arthur, je vais t’expliquer ton travail.

─ Pourquoi Arthur ? coupai-je avec impertinence.

─ Tu n’as peut être pas encore ton costume mais c’est le rôle que tu as accepté d’endosser en franchissant la grille du Manoir.

─ Écoutez, Dorian. Je suis venu travailler ici, certes, mais si on ne me dit pas mon rôle comment puis-je le jouer ? 

Il laissa échapper un rire léger. Les yeux amusés. J’avais l’impression de passer pour un idiot. Et il appréciait de me faire tourner en rond.

Ce n’est pas un jeu.* 

Sa bienveillance partit en mille éclats. J’avais peine à le reconnaître, ses yeux paraissaient plus menaçants, cernés d’ombres noires. J’y lisais clairement son âme. Dangereuse, malsaine, désirs inassouvis ?

Sans m’en rendre compte, mes pieds reculèrent d’un pas. Je commençais à faire naufrage et si je ne m’accrochais pas je risquais de noyer ma propre âme dans la sienne.

─ Les rôles ne nous voilent pas, ils nous dévoilent, poursuivit-il. Ils vident nos entrailles de ce que nous ne voulions plus être. Une mort certaine pour une nouvelle vie. Mais pour cela il faut être prêt à l’accepter et en payer le prix.

La noirceur de son âme le quitta à la fin de sa phrase. L’atmosphère lourde retomba doucement. Les bruits alentour reprirent leur cours.  Pourtant j’avais du mal à contrôler mes tremblements. Son sourire radieux éclaira son visage, serein. Effaçant toute impureté.

─ Ton rôle t’a été assigné, déclara-t-il. Tu es Arthur Rimbaud. 

─ Le poète ? 

Il rigola face à ma réaction.

─ Bien plus que cela. Tu auras de la lecture en dehors de ton temps de travail. Les livres sont déjà dans ta chambre. En attendant, je vais te confier à ton binôme. Tu n’auras juste qu’à ranger les livres par ordre alphabétique, auteur, et cætera.

─ Qu’est-ce un binôme ?

Un partenaire. Dans ce Manoir personne ne travaille seul. On fait obligatoirement des binômes mixtes. Même si tu n’es pas vraiment un garçon, ton rôle te considère ainsi. Comprends-tu ?*

─ I think. 

─ Mister Gray ! appela une voix sortie d’outre-tombe, râpeuse, presque imperceptible.

D’un même mouvement, nous nous retournâmes vers…une momie ? J’eus un haut-le-cœur en voyant dépasser, dessous ses bandelettes, sa peau décomposée. Brûlée ?

─ Oui, oui, j’arrive Khufu. Je m’occupe du nouveau !

Dorian passa la main dans ses cheveux mi- longs d’un châtain aux reflets d’or, soyeux, impeccables. Et poussa un soupir.

─ Tu trouveras Hellin, au milieu du rayon enfants. Elle patientait là en t’attendant. On se voit plus tard, Arthur. Ravi de t’avoir rencontré. Et n’hésite pas à venir me voir si tu as un problème.* 

Je n’avais aucune réponse à lui offrir. Il m’ébouriffa les cheveux avant de s’éloigner pour rejoindre la momie.   

 

J’observai encore quelques minutes ce lieu imposant. Puis finis par descendre les marches pour regagner les rayons, labyrinthe de richesse.

Plus je m’enfonçais, et moins de gens venaient. Calme reposant. Le murmure des livres m’accompagna. J’y lus les pancartes à la recherche de mon binôme. Un rayon enfants ? Je doutai fortement que des parents amènent leurs petits dans ce genre de manoir. J’essayai de ne pas me laisser attirer par tous les grimoires que je rencontrai. Finissant complètement perdu.

─ Pssst, sifflota une voix.

Me tournant dans tous les sens, je ne vis personne. Ce sifflement affola mes sens.

─ Qui est là ? finis-je par demander.

Un bout de parchemin voleta jusqu’à moi, effleurant mes chaussures. Je le ramassai et lus les instructions suivantes :

"Prochaine à gauche, puis tout droit."  

 

─ Merci pour l’info ! signalai-je en levant le papier.

Je repris le chemin, sans trop me laisser emporter par un flot de questions. Le son d’une boîte à musique s’élevait, me guidant. Je crus reconnaître la mélodie du lac des cygnes…

Le couloir de livres semblait interminable pourtant ma route se termina enfin. Le rayon enfants était immanquable. Les étagères étroites s’élargirent sur un petit salon perdu au sein de la bibliothèque. Des poupées en mauvais état reposaient sur des coussins roses, un cheval à bascule au museau rongé grinçait, seul, près d’une table basse. Là, claironnait la boîte ; un carrousel tout aussi abîmé que ses confrères.

Lieu inoccupé, comme je le pressentais. Je m’avançai au centre, avec la mauvaise impression d’être pris pour cible dans ce tapis cerclé de motifs.  Au-dessus de ma tête le plafond se peignait de rêves d’enfant : un bateau pirate bravait les océans, un dragon enflammait leur mât au milieu des nuages. Des sirènes fuyaient la scène. Des fées s’envolaient vers une forêt luxuriante où d’autres êtres s’ajoutaient au tableau. Je me ressaisis en entendant le déclic final de la boîte à musique. Laissant un froid impénétrable.

─ Hellin ? appelai-je en espérant ne pas avoir à le répéter treize fois.

─ Shhht ! chuchota une voix fluette et vibrante comme un songe. Elle dort, ne la réveille pas.

L’ombre d’une petite fille sortit derrière un rayon, de l’autre côté du petit salon. Elle marchait étrangement, comme si, elle aussi était brisée. Sortant dans la lumière du jour, je vis une enfant aux anglaises blondes fanées. Sa peau blanche de porcelaine semblait fissurée par endroit. De longs cils recourbés s’élançaient au-dessus de ses grands yeux aux couleurs des profondeurs de l’océan. Lèvres rouges, dessinées tel un jouet modelé à l’image de la société. Longtemps oublié, abandonné. Elle tendit son doigt en direction d’un poupon devenu borgne. Enjambant les coussins, elle s’arrêta tout près. Face à face. Je n’arrivai plus à bouger, figé par cette apparition. Je devrais pourtant y être habitué…

Elle me tendit sa petite main, m’invitant à la suivre. Sans autre mot, j’acceptai. Ce contact froid, dur. Véritable porcelaine ! Évitant de serrer trop fort par peur de la casser, je suivis ses pas.

Elle n’avait plus rien dit, et m’indiquait les choses à faire dans un silence fantomatique. Pesant mais que je n’osais briser. Je m’habituais à sa présence muette. Aux bruits cliquetant de ses articulations. Toute la matinée, j’arpentais à ses côtés les étalages, rangeant, classant. Silence. Je crus même perdre ma voix entre les pages des livres. Vers l’heure du repas, des murmures commençaient à s’élever autour de nous. La petite Hellin tourna les yeux vers le rayon d’à côté. De-là, une femme en sortit. Dans un mouvement de recul, je m’entravai à une pile de livres et mon dos cogna les étagères. Me rattrapant de ma chute. La femme n’avait pas de tête !

Ou du moins, elle la portait sous le bras. Cheveux noirs coiffés en chignon. Visage neutre, sans teint. Le sang n’y circulait plus. Son corps, léger tel un rêve incarné dans le réel, portait une longue robe d’un blanc immaculé.

─ Good morning Hellin, salua la tête décapitée dans la main de la femme.

Je restai accroché au rayon de derrière, de peur de tomber dans un gouffre sans fin. Elle osa un regard vers moi, et de sa petite voix timide poursuivit :

Je voulais te rencontrer, mais je n’osais pas…

Elle restait à sa place, voyant ma peur. Pensant que c’était la meilleure solution pour que je m’accommode sans doute à son état…étrange. M’accommoder ?!  Je ne savais même pas si je devais regarder son visage ou son corps translucide.   

─ Je suis Anne Boleyn, magasinière de bibliothèque, articula-t-elle avec un fort accent. Je travaille au second étage. J’ai su que le nouveau travaillait avec Hellin. Alors…je me suis permise de venir…pour vous voir. 

Aucun mot ne réussissait à trouver son chemin jusqu’à ma gorge, nouée.

Excusez-moi, je vais vous laisser tranquille.*

Elle repartit, flottant, sans bruit de pas sous son jupon. Je vis le regard de reproche d’Hellin. Je me ressaisis.

─ Wait, Anne !

Elle se retourna, un sourire s’afficha sur…son visage.

Enchanté de vous rencontrer *, dis-je comme note d’encouragement.

Je vins à sa hauteur, ravalant ma peur et lui offris une poignée de main. J’ignorais si c’était dû à la lueur du soleil mais il m’avait semblé voir un léger rosé monter sur ses joues. Son contact était vaporeux. Nuage délicat sans autre sensation. Je lui souris le plus chaleureusement possible et elle se détourna aussitôt, s’enfuyant.  Enfin, ce fut ainsi que j’interprétai son départ soudain. Hellin me dévisageait. Je haussai les épaules.

─ Arthur !

La voix venait de l’autre côté. Je me tournai vers l’aimable sourire trompeur de Dorian Gray.

─ Tu as le droit d’aller manger, you know. Je sais qu’Hellin n’a pas pu te le dire car elle ne parle pas et ne mange pas. But you, You come with me. 

Il m’attrapa par les épaules.

À tout à l’heure Hellin *, lançai-je alors qu’il m’entraînait vers la sortie du labyrinthe.

Du moins c’est ce qu’il me semblait au début.

Je finis par me dégager de son accolade car je n’aimais vraiment pas être touché. Il ne fit aucun commentaire. Je continuai à le suivre entre les livres lorsqu’un doute m’assaillit : la sortie était-elle vraiment si loin ? J’ignorais également si c’était la bonne direction. Je n’avais fait que suivre Hellin en essayant de trouver mes repères mais cela demeurait difficile, voire impossible.

Vous êtes sûr que c’est le bon chemin ?* finis-je pas intervenir.

Cela dépend de l’endroit où tu désires te rendre.*  

Vous disiez m’emmener manger, non ?* 

Il fit volte-face et je dus stopper net pour ne pas lui rentrer dedans. Il s’avança vers moi, je reculai. Tout s’était déroulé en une fraction de seconde et je me heurtai aux étagères. Dorian ne s’arrêtait pas, et, à peine quelques centimètres séparaient nos visages. Je n’osai le regarder dans les yeux et je vis un rictus s’afficher au coin de ses lèvres. Mon cœur tambourinait dans ma poitrine, je voulus me faufiler hors de portée mais son bras me bloqua l’accès.

De quoi as-tu peur ?* murmura-t-il à mon oreille.  

Un frisson parcourut mon corps. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait et je souhaitais fuir très loin. Je restais muet, fragile. Facile à attraper. Je me détestais pour ça !

Je relevai les yeux, affichant la mise en garde : « Attention aux coups ». Cela ne l’impressionna guère, au contraire. Il caressa mes cheveux et les agrippa au bas de la nuque, me forçant à relever le visage. J’allai lui retirer son bras mais il m’intercepta avant.

─ Shht, siffla-t-il imperturbable. Tu n’as rien à craindre.*

Son nez frôla le mien et il déposa un baiser sur mon front. Sa main lâcha mes cheveux et saisit mon menton. Je ne le quittais pas des yeux alors qu’il scrutait chaque partie de mon visage. Pourquoi je ne l’arrêtais pas ? Étais-je aussi faible ?

Il tenait fermement ma mâchoire, la lueur de son âme putride revint dans ses yeux verts, cernés de ténèbres. Mon ventre se tordait, j’avais la sensation d’étouffer. Ce contact n’avait plus rien avoir avec la douceur imprévue de la fille aux fleurs, à la ferme. Il violait mon âme, mon être. Mon corps engourdi ne me répondait plus. Et lorsqu’il captura mes lèvres, je reçus un électrochoc violent. Sensation d’ivresse démesurée. Folie pure. Extase.

Je ne lui appartiendrai pas !

Refermant la bouche sur sa lèvre inférieure, je mordis sans regret. Il se détacha de moi dans un gémissement de douleur, palpa le sang qui s’écoulait de sa lèvre. Je vis pourtant son rictus, satisfait et à la fois frustré. Il eut juste le temps de voir mon visage plein de haine à son égard avant que je ne disparaisse loin de ses griffes. Loin de sa fatale influence. 

J’avais le goût du sang sous la langue en arrivant essoufflé dans le hall familier du Manoir fourmillant de personnes affamées.

 

Rassuré. En sécurité. Mon cœur continuait sa violence interne, tapant comme un fou pour sortir de cet enfer. Une main se posa sur mon épaule. Je crus vomir mais un soupir de soulagement m’échappa en voyant le sourire noir et blanc du Baron.

─ Fuirais-tu un fantôme, ptit ? 

Je ne pus retenir un éclat de rire, nerveux. Dément.

Soulagé.

 

 

 

Chapitre 6

 

Approchez-vous, plus près.

Car plus vous penserez voir clair,

plus il sera facile de vous duper.

Louis Leterrier, Insaisissable

 

 

Ombre muette, ténèbres embrasées. Sourire subtil d’un autre monde.

Une éducation sévère se met en place où le précepteur s’accapare le titre de maître. Souverain du savoir, imperturbable. Discours vibrant et monotone. L’appel à l’ambition.

Déjà dix-sept ans. Jeune, beau, élève parfait. Tout le monde enviait cet héritier aux richesses incroyables. Fils de leur dirigeant. Futur tout tracé vers la grandeur et le pouvoir. Pourquoi restait-il aussi distant ? Aussi peu impliqué dans la vie ? Ombre froide, écrasante. Les filles gloussaient à son passage, le désirant ouvertement. Encouragées par leurs avides parents. Les garçons lui lançaient des regards méprisants, jaloux, admiration refoulée.

Il n’adressait la parole aux gens qu’en dernier recours. Lorsqu’il n’avait plus le choix. Silencieux, calme, austère. Il posait de brefs regards sur les autres. Aucun ne méritait son intérêt. Tous obnubilés par les apparences. Faibles, hypocrites. Trop humains à son goût. Se considérait-il différent ? Pas suffisamment.

L’intérieur n’est que noirceur. Scénarios macabres. Pénétrer son esprit peut rendre fou n’importe qui. La chair reste la seule chose qu’il apprécie autour de lui. Demoiselles pétillantes de jeunesse. Peau douce, cœur chaud et ouvertes à ses avances. Ballets de danseuses. Jamais la même. L’attachement n’est que pour les esprits faibles. Il les méprise davantage. Prendre seulement, ne jamais donner. Voilà ce qu’il pensait au seuil de sa vie. Couvert par son père, il pouvait transgresser les règles à son bon vouloir.

Un jour, il alla trop loin. Tuant une de ses prétendantes. Elle le lui avait demandé. Il n’a pas pu s’arrêter. Étrange sensation. Une vie glissant entre ses doigts pour disparaître à jamais. Sentiment d’une puissante vitalité. Donner la mort ramène à la vie. Lui qui se voyait déjà au fond d’une tombe et n’avait plus rien à perdre. Elle lui avait redonné goût au monde.

Gagner le respect des autres par la peur et la mort. Sourire cruel. Assoiffé de sang. Le jeune garçon étrange devint un jeune homme dangereux. Ne connaissant pas le remords, ni la compassion. Ses parents furent les seuls êtres sauvés de sa folie destructrice. Son père était fier de lui. En colère pour ses moments d’égarements – disait-il – mais ravi de le voir incarner l’autorité auprès de leur peuple : « ce n’est qu’en frappant que tu vaincras ! ».

L’odeur du sang l’enivre dans une jouissance malsaine. Il organise des jeux secrets dont il en sort le seul survivant. Il convoite la jeunesse. Car, n’échappant pas au temps, ses vingt ans s’enfuient loin, derrière le passé. Sa rencontre avec Élizabeth lui offre une renaissance. Une jeunesse éternelle. Ses trente ans ne viendront jamais. Le sang est la clé. Pour sceller son nouveau départ il a pris le nom de Dracula. Redoutable et puissant dragon. Terreur indicible.

 

Approchez si vous osez !

 

Ψ 

Des visages curieux se tournèrent vers nous. J’arrêtai enfin ma crise de fou rire, reprenant haleine. Posément.

─ Vous vouliez me demander quelque chose ? demandai-je au Baron.

─ Le Maître m’envoie te quérir. Il souhaite que tu dînes en sa compagnie. 

─ Quoi ?! m’exclamai-je totalement perdu.

─ J’ai, effectivement, eu la même réaction. Il n’a jamais invité personne dans son antre, à part Élizabeth. Il pense, d’ailleurs, que tu refuseras sa demande, donc il ne se fait pas d’illusions. Personnellement, je t’encouragerais à y aller. Mais ce n’est que le point de vue d’un simple concierge.

Je marquai une pause, analysant cette étrange proposition. Je jetai également des coups d’œil vers le grand escalier, de peur que n’y surgisse Dorian.

─ Et donc ? relança le Baron.

─ J’accepte.

Il se courba pour me laisser passer sur la droite. J’étais curieux, mais surtout, je voulais quémander au directeur un changement de poste, rapide. Nous passâmes devant l’entrée des sous-sols où étaient disposées les chambres du personnel, dont la mienne. Et il s’arrêta sur une autre ornée d’une pancarte dorée indiquant : "le Maître des lieux". Pas très discret. Le Baron Samedi donna deux petits coups de heurtoir en forme de chauve-souris hurlante. La porte, tel un sinistre enchantement, s’ouvrit toute seule. Découvrant un long escalier de pierres dont les ténèbres noyaient le fond. Lorsque la porte se referma sur nous, des flammes surgirent de l’ombre parcourant chaque torche accrochée au mur. Guidant notre chemin. Je fis un pas vers le bas mais le Baron ne suivait pas.

─ Tu ne risques pas de te perdre, il n’y a qu’un seul chemin.

Il repartit sans me laissait répliquer.

─ Je…d’accord. Merci…, finis-je par marmonner dans un sentiment d’abandon.  

Une fois en bas des interminables marches, le long corridor tanguait à la lueur du feu. Les murs couverts en arches de miroirs, renvoyaient mon image. Je me concentrai sur la porte lointaine qui me faisait face. Au moment où j’allais toquer, elle s’entrouvrit. J’osai un pas à l’intérieur et y découvris un spectacle à couper le souffle. Une grotte souterraine, si vaste ! Sur la droite s’étalait un lac sans fin, où, un peu plus loin, des grilles épaisses délimitaient la propriété. Sur la gauche un escalier sculpté dans la pierre menait vers un étage habité. Des rambardes protégeaient de la hauteur vertigineuse qu’offrait la falaise. J’apercevais des couleurs chaudes : drapés, rideaux, tentures. Un orgue imposait sa présence au centre du balcon suspendu. Un cercueil trônait au-dessus, encadré de lourds rideaux pourpres. Face à moi, le chemin continuait, plus modeste, menant vers une barque qui flottait tranquillement sur l’eau. Sur la terre ferme, une longue table était installée, couverte de victuailles. Et sur la haute chaise, à l’extrémité, le directeur se leva pour m’accueillir. J’entendis le claquement de la porte dans mon dos et eus un sursaut.

─ Entre Arthur ! Je ne pensais pas que tu accepterais mon invitation. 

Je m’avançai vers le grand patron, le pas hésitant.

─ Pourquoi, donc ?

─ Cela ne te ressemble pas. Sauf si…sauf si tu as quelque chose à me demander ?

Je fronçai les sourcils, agacé. Même s’il avait raison, je n’aimais pas qu’on essaye de lire mes intentions !

─ Vous ne m’avez vu que deux fois, furtivement, vous ne savez rien de moi !

─ N’aie pas peur d’être dévoilé. Je suis doué dans l’art de découvrir la part enfouie des êtres spéciaux. Je t’ai assigné un rôle à ton image. Insaisissable, impertinent et…d’une beauté froide.

─ Vous décrivez Arthur Rimbaud, coupai-je en atteignant la table.

─ Tu es Arthur Rimbaud. Seulement, tu ne le sais pas encore, assura Dracula.

Il ne portait plus sa longue veste cintrée. Laissant apparaître une chemise acajou au col haut et aux manches bouffantes, entrée dans un pantalon élégant, toujours noir.   

─ Vous croyez saisir les gens mais vous êtes loin du compte.

─ C’est fort probable. Mais je t’ai saisi plus que tu ne pourrais le faire.

Son regard porté sur moi, semblait froid, impétueux et intransigeant. Il me défiait et je me devais de me soumettre. Impossible.

─ Dracula, n’est-ce pas ? Le maître des vampires ? Empaleur avec un goût prononcé pour le sang.

À son tour de tirer ses traits dans un rictus contrarié.

─ Où veux-tu en venir ? finit-il par me demander.  

Il était grand, impressionnant. Je me retrouvais enfin face à lui.

─ Ce sont vos appellations. Est-ce vraiment ce que vous êtes ?

Comme il ne répondit pas tout de suite, j’enchaînai :

─ Ne vous permettez pas de juger les autres, si vous ne souhaitez pas que l’on fasse de même. Les personnes ne se résument pas à de simples mots. 

Il éclata d’un rire se répercutant en écho. Ce n’était pas le premier à me rire au nez.  En colère face à ce manque de respect perpétuel, je tapai du poing sur la table. Un verre tomba, roulant à terre. Brisé en mille éclats. Des étincelles furieuses dansaient dans mes yeux alors que je fusillais ceux du vampire. Il stoppa son hilarité, me regarda de son calme habituel, et posa les mains sur la table, penchant son visage vers moi. Ses lèvres fines s’étirèrent dans un sourire en coin avant de prendre la parole :

─ Arthur, ne prends pas tout trop à cœur. Il faut que tu apprennes à faire la part des choses. Et à contrôler cette haine qui te ronge. 

Il avait prononcé le mot "haine" en posant son doigt sinueux sur ma poitrine. Je ravalai mes paroles, gêné de mettre laissé emporter comme un enfant.

─ Je ne voulais pas…, commençai-je avant d’être coupé.

─ Tu feras des erreurs tout le long de ta vie, les reconnaître te permettra d’être quelqu’un d’extraordinaire. Je ne t’ai pas accepté ici pour rien. Tu es quelqu’un d’extraordinaire. À l’intérieur, cette personne attend d’éclore. Et je suis là pour l’aider. Tu as dû remarquer l’intérêt que les gens te portent au Manoir ?

─ Ils disent que je les fascine et veulent me rencontrer. Je ne comprends pas pourquoi. Je ne suis pas plus bizarre qu’eux. Même loin de là…, dis-je en repensant à Bloody Mary, Hellin…mon cœur rata un temps en revoyant Dorian m’embrasser !

J’essayai de cacher au mieux mon embarra et revins sur les yeux de mon hôte. Il s’assit et me fit signe de faire de même.

─ Mange tout ce que tu désires, m’invita-t-il. En ce qui concerne cette "fascination", c’est normal que tu ne la remarques pas. Les gens qui découvrent l’inconnu veulent s’en accaparer.

─ Ils font ça avec tous les nouveaux, concluais-je.

─ Sache seulement que les derniers venus ici sont des âmes errantes. Cela fait bien longtemps que nous n’avions pas eu de personnage fascinant. Incarnation pure d’un devenir merveilleux. Certains, comme les âmes errantes, sont fait pour rester dans l’ombre, anonymes et cachés. D’autres, tels que toi, sont faits pour briller à la lumière du jour et briser tous les codes. 

─ Vous me pensez aussi important ?

─ Bien plus, crois-moi.

Alors que je jouais nerveusement avec la fourchette d’argent, il me saisit le poignet et l’attira vers lui.

─ Tu es extrêmement précieux. J’espère que tu resteras malgré les derniers incidents.

Mon cœur se cloua. Savait-il pour Dorian ? Me voyant désorienté, il me lança un sourire.

─ Ne te laisse pas dompter par ces idiots. Tu vaux plus que cela. 

Je repris mon bras en me raclant la gorge. Voulant ainsi faire disparaître mon embarras. Je piquai dans une pomme de terre.

─ Vous ne mangez pas ? questionnai-je pour changer de sujet.

Il me répondit d’un nouveau sourire énigmatique.

─ Je ne me nourris pas de ça. 

Je le regardais sceptique. Il n’allait pas me faire croire à cette histoire de vampire ? Je voyais le plaisir qu’il avait face à mon expression incrédule. Il se pencha vers moi.

─ Tu n’as pas que des ennemis, Arthur, murmura-t-il.

Il posa son pouce sur mon bras, je sentis une piqûre vive et remarquai alors ses ongles taillés en pointes discrètes. Une perle de sang gonfla de ma blessure. Il saisit la paume de ma main, amenant mon poignet jusqu’à ses lèvres et lécha la goutte écarlate. Ma main glissa entre ses doigts, je la ramenai contre ma poitrine qui se remettait à s’emballer cruellement.

─ À quoi jouez-vous ?! m’indignai-je.                                             

Ma voix tremblait malgré moi. Il se redressa, ses longs cheveux noirs prirent le mouvement. Chacun de ses gestes reflétait l’harmonie et la lenteur.

─ Tu es tellement adorable quand tu t’embrases, se moqua-t-il gentiment.

Je pris ça comme une douche froide mais laissai la parole à un lourd silence.

─ Tu voulais me demander quelque chose ? reprit-il simplement.

Il avait joint ses mains, prêt à m’écouter attentivement.

─ Oui…, je pris sur moi pour récupérer mon assurance et continuai : vous m’avez indiqué que ce poste n’était pas définitif. Que s’il ne me convenait pas, je pourrais…changer ?

Voyant qu’il ne disait rien, toujours concentré sur mes mots, je poursuivis :

─ Je souhaiterais ne plus travailler à la bibliothèque. J’adore les livres, mais rester immobile et enfermé dans cet endroit me rend dingue. Ce silence…est étouffant. 

J’évitai d’ajouter à la liste la menace perpétuelle de Dorian Gray et attendis.

─ Je ne vois aucun problème à cela, annonça le directeur. Tu es libre tant que tu es utile. Si tu souhaites bouger et voir la vie autour de toi, j’ai un autre poste à t’offrir. 

─ Vraiment ? me réjouissai-je comme un enfant.

Son regard prit une tendresse qui me perturba quelques secondes. Je détournai mes yeux pour me concentrer sur la nourriture. Impossible d’avaler quoi que ce soit.

─ Tu seras messager. 

Je relevai la tête, curieux.         

─ Tu seras chargé de porter les messages des clients et du personnel également. Il te faudra être rapide, discret et efficace. Ainsi, tu découvriras de nouveaux visages. Des histoires passionnantes. Tu pourras sortir et rentrer selon les lieux où l’on t’envoie. De plus Mary m’a dit que tu maîtrisais parfaitement l’anglais. Veux-tu essayer ?

─ Cela me paraît l’idéal ! souris-je impatient. Mais, je préfère terminer l’après-midi à la bibliothèque. Ce serait cruel d’abandonner Hellin sans un mot.

─ Cela me semble tout à fait honnête.

Il me laissa repartir en me serrant chaleureusement la main. Je n’arrivais plus à enlever ce sourire niais de mes lèvres. Messager ! J’aimais par-dessus tout marcher, aller d’un endroit à l’autre sans jamais savoir où j’atterrirai. Éternel voyageur.

Dans le hall les gens sortaient en rafales. Le repas était terminé pour la plupart. Je commençai à escalader les marches. La foule diminuait car, ils allaient tous profiter des rayons du soleil à l’extérieur. Il m’avait semblé apercevoir un lac de la grande fenêtre en haut des escaliers. Et puis il y avait aussi la forêt.

J’arrivai au premier étage. Alors que j’allais franchir les portes de la bibliothèque une main m’attrapa le bras avec force et me tira contre le mur. Croyant avoir à faire à Dorian, je fus rassuré en voyant le visage d’une femme.

─ Pour qui tu te prends, le nouveau ?! cracha-t-elle son venin dans un léger accent hongrois. Tu crois que tout le monde t’aime ici, alors tu te pavanes librement comme un enfant gâté !

Son étreinte me broyait le bras et ses commentaires déplacés me mirent hors de moi. Sa force était incomparable, je ne pouvais la repousser. Elle me plaqua une nouvelle fois. Ma tête heurta les pierres, un voile noir me barra la vue quelques secondes.

─ Imádni való ? criait-elle dans une rhétorique que je ne comprenais pas. Tu parles ! Juste un morveux à la gueule d’ange**. Je ne vois pas ce qu’ils te trouvent de spécial. Tu aurais dû mourir ce jour-là !**

─ Hé ! Éli ! Tu veux bien la fermer ?! remballa Dorian Gray en sortant de la bibliothèque.

Mon cœur s’affola. Oh, non ! Tout mais pas lui !

Lorsqu’il m’aperçut une lueur de colère traversa ses yeux. J’ai cru qu’il l’adressait à moi mais réalisai qu’il s’adressait à la femme. Il l’attrapa par le haut du col de sa robe et la dégagea du passage sans ménagement.

─ Qu’est-ce que tu fais ! gronda-t-il.   

─ Toi aussi tu es retombé sous son charme ! invectiva-t-elle mauvaise. Pourquoi il ne l’a pas laissé pou…  

─ La jalousie ne te va vraiment pas, rebondit Dorian en l’interrompant.

Je commençai à m’esquiver discrètement pour rejoindre Hellin mais le bras de Dorian me bloqua la route vers l’entrée, tenant toujours la femme de l’autre main.

─ Reste-là, toi, m’ordonna-t-il. Je n’ai pas fini.

Il relâcha la femme au visage rectangulaire et au front haut, ses cheveux ondulés tombaient sur ses épaulettes, moirés de reflets roux. Sa longue robe seyante d’un rouge sang, affinait sa silhouette. Son regard dur se posa sur moi. Et je me trouvais entre ces deux fous.

─ Je croyais que c’était toi le Grand manipulateur ! reprit-elle.

─ Tu as déjà assez fait de bruit pour rien, va-t’en maintenant. Les gens travaillent ici.

Elle allait répliquer mais Dorian m’attrapa les épaules et repartait déjà dans la bibliothèque. J’entendis la voix de la femme me menaçant une dernière fois :

─ Tu ne perds rien pour attendre, sale morveux !

Italique ** : la personne parle en hongrois.

Les portes se refermèrent et je m’éloignai de Dorian. Je partis précipitamment mais il retint mon bras, me ramenant contre lui.

─ Lâche-moi ! avertis-je.

Il s’exécuta sous mon regard furieux.

─ Elle s’appelle Élizabeth Bathory, me précisa-t-il.

─ Et alors ?

─ À ta place, j’éviterai de me promener sans mon binôme. Les clients sont dangereux, mais le personnel peut l’être aussi.

 ─ J’ai remarqué ! rétorquai-je dans un grand sous-entendu à son égard.           

Il se rembrunit. Me poussant contre le battant de la porte.

─ Tu crois que ce que je t’ai fait représente un danger ? Je n’ai fait que t’embrasser ! simplifia-t-il méprisant. Tu n’es pas le premier et tu ne seras certainement pas le dernier. Arrête de te donner tant d’importance ! Par contre… 

Il plaqua violemment ses mains contre la porte, m’encadrant de ses bras, frôlant presque mon nez.

─ Tu ignores ce dont Élizabeth est capable, sermonna-t-il en montrant du doigt la sortie. Elle pourrait sans difficulté te vider de ton sang et te transpercer d’aiguilles afin que tu meures lentement dans la souffrance. Elle taillade les visages, juste pour voir le fluide vital filer entre ses doigts. 

Il traça de son index un chemin sur ma joue.

─ Et alors quoi ? répétai-je. Je n’en ai pas peur ! Et je n’ai pas l’intention de me cacher. 

Il lança un rire perfide avant de me laisser partir.

─ Alors, je dis juste qu’un simple baiser ne représente rien du tout. 

Je partais déjà vers les escaliers lorsqu’il me cria, de là-haut, sa dernière phrase :

─ Et sache que ça ne me suffira pas !

Me glaçant le sang. J’avais hâte de prendre mon nouveau poste demain.

Un vide s’empara de moi, je faillis rater une marche et me rattrapai à temps à la rambarde.

─ Hé, fait attention, petit, s’inquiéta un client qui remontait. 

Je restai un moment agrippé, le visage vers le bas. Réalisant que ma porte ne fermait pas à clé ! Quelqu’un était venu déposer des livres, et mon nouveau costume. Si cette Élizabeth ou Dorian se pointait pendant mon sommeil ? Je ne peux pas rester là. Ils…je…

Non, le directeur ne laisserait pas ce genre de chose arriver, n’est-ce pas ? Et puis, je savais me défendre après tout. S’ils réclament des coups, ils seront servis !

Déterminé, je retournai au rayon enfants où Hellin m’attendait.

 

 

 

Chapitre 7

 

Le fou est un rêveur à l’état de veille.

Sigmund Freud, l’interprétation des rêves, cite Kant

 

 

Douce démence. Folie pure. Jubilation morbide.

Dix-sept ans. Et alors ? Le sang n’attend pas. La jeunesse aide à oublier ce que l’on devrait être. On se fiche de ce qu’il adviendra de nous dans dix ans. Immortel, invincible. Se laisser aller à ses instincts primaires, violents. Libres. Fossoyeur du monde. Puissance indestructible. Pouvoir de vie et de mort. Simple. Indiscutable.

Enfant, déjà, il avait une fascination pour une certaine errance, celle que l’on expérimente qu’une seule et dernière fois. À la fin. L’autre côté du monde, basculant dans la mort. En perpétuelle recherche de cadavres à disséquer. Des animaux dont leurs têtes pourraient servir de décoration. Mettre à la vue de tous ce qui les attend. Lui, ne s’en soucie guère. Jeune, réservé. Alerte. La mort lointaine et insaisissable. Il y court derrière. La maitriser permet d’y échapper. Hors d’atteinte.

Même s’il inspirait, par moment, de la crainte à son frère ainé, celui-ci faisait son possible pour l’aider et n’hésitait pas à le réprimander. Leur déménagement les a rapprochés. Frères de sang. Ils deviennent rapidement la cible de moqueries et de persécutions. Le trio le plus redouté de la ville leur tombe dessus sans pitié. Juste folie furieuse. Savourant la douleur des autres et leurs infériorités. Le jeune garçon de dix-sept ans pouvait se défendre. La crainte ne fait pas partie de son âme. Sa violence latente éclate. Il sauve son frère. Le rouge écarlate tache sa peau. Folie douce. Maître de la Mort. Non. Leurs persécuteurs ont survécu à ce carnage. Peu importe.

L’âme vide, le jeune adolescent voit son frère être accusé à sa place. Enfermement, prison. Abandon. Il ne peut plus compter sur personne. Seul. Détruit. Abusé. Doucement le Grand Néant Noir s’empare de sa jeunesse. Le plongeant dans un vide perpétuel. 

Un soir, la ville organise une fête. Errance d’une âme en peine, le jeune garçon se retrouve piégé par la vengeance de ceux qui ont détruit la vie de son frère. Sa vie. Le trio le coince dans une ruelle sombre. La fureur anime une étincelle de cruauté dans ses yeux sombres. Sang. Haine impitoyable. Premier meurtre.

Sentiment de résurrection. Le liquide pourpre recouvre ses avant-bras, dégoulinant sur la blancheur de son sweat à capuche. Merveilleux contraste. Puissance irrésistible.

Le couteau, dont il a dépossédé son propriétaire, brille à la lueur d’un lampadaire. Douce étincelle qui vient de s’enflammer. Le sang, empreint de vitalité éteinte à jamais, perle doucement le long de la lame. Perdu dans la contemplation de la mort, il ne voit pas le seul survivant se redresser discrètement. Il attrape un bidon rempli d’eau de javel, abandonné près d’une poubelle. Alors que le garçon allait brûler les cadavres, il reçoit un liquide sur le visage, l’aveuglant. L’allumette dans sa main lui glisse des doigts. Le feu embrase sa folie. Son adversaire meurt noyé dans son sang, et lui, perd connaissance.

À son réveil, le brouillard se lève sur l’implacable blanc d’hôpital. Lorsqu’il peut enfin retirer les bandages, il se découvre face au miroir. La peau dépigmentée, livide, de longs cernes rehaussent la noirceur de ses yeux. Lèvres écarlates. Un rappel au sang qu’il a fait couler, et dont il ne regrette rien. Un rire hystérique s’empare de lui. Résonnant dans le silence des murs. Fierté excessive. Il n’a plus ri depuis l’enfermement de son frère, à présent libéré. Le sourire qui s’y dessine, ne reconnaît plus ce geste de joie : maladroit, tortueux.

De retour aux origines du foyer, le jeune garçon s’observe avec fascination, plongeant dans son reflet étranger. Il souhaite se contempler sans fin. Un désir inassouvi, impossible. Et ce sourire qui avait éclaté à cette découverte. Où est-il maintenant ? Il n’arrive plus à le voir, à le saisir. La lame d’un couteau luit sur le rebord de l’évier, aux côtés d’une boîte d’allumettes. Scène de crime. Tranchant avec la mort. Il se saisit d’une allumette et l’enflamme. Observe la petite flamme vacillante au bout de ses doigts. Elle scintille dans ses yeux de ténèbres, se rapprochant, encore, plus près. Le feu lèche sa paupière, emportant ses cils dans une pluie de cendres. La douleur n’existe plus. Chaleur réconfortante, réalisant le début de son vœu. Ne plus jamais fermer les yeux !

Il prend ensuite le couteau scintillant. Son deuxième vœu : retrouver son magnifique sourire. Éternel. Irrémédiable. Il pose la lame fine dans sa bouche et la déchire gaiement. Sculptant la joie de son nouveau lui. De sa renaissance au monde. La porte s’ouvre lentement alors qu’il attaque l’autre côté. Le visage de sa mère pâlit à sa vue. Elle pousse un cri de frayeur. Son fils lui sourit. La rassure :

─ Tu vois maman, je n’arrivais plus à sortir de ma dépression. À présent je souris à la vie. Les yeux grands ouverts sur notre monde.* 

Découvrant avec horreur la folie qui anime son fils, elle ne peut avoir une réaction sensée et appelle son mari au secours. Le père lui conseille d’appeler immédiatement l’hôpital psychiatrique afin qu’on soigne sa démence. Et part arrêter son enfant.

Hors de question de retourner en léthargie alors que sa vie prend enfin un sens. Il a fini son sourire, le couteau reflète ses grands yeux de nuit. Il serre le manche et dans un élan vif et rapide saute d’abord sur son père qui tente de le stopper puis sur sa mère. Mettant fin à l’autorité. Les cris rameutent son frère. Impuissant face à la folie. Leurs yeux se croisent. Noirceur profonde, perdus. La seconde d’après, l’ainé se jette sur son jeune frère, essayant d’arracher l’arme meurtrière. Il reçoit un coup de coude dans la mâchoire. À terre, le garçon embrasé par la démence pose les genoux sur l’estomac de son frère. Le sourire psychotique le paralyse de peur, d’incompréhension. Ce n’est pas son frère !

─ Jeff…, appelle-t-il dans un vain espoir.

La lame perle de sang au-dessus de son visage, le bras tendu prêt à s’abattre.

Il suffit d’aller dormir *, répond le garçon sans broncher.

Frère de sang.

Go to sleep.

 

Ψ 

L’après-midi se déroula dans le même silence calme et pesant de la bibliothèque. Hellin, mystérieuse enfant aux grands yeux éteints, jouet cassé et autonome, me tenait compagnie. Quelques personnes apparaissaient entre les rayons – un bout de tête, un bout de main – mais aucune ne s’approchait. Je me sentais comme une créature de cirque, spectacle étrange de curiosité. Je passais outre. Enfin quand l’heure vint pour moi de partir, je fis mon au revoir à Hellin. De sa voix fluette elle parla :

Tu es celui que tu veux, n’oublie pas.

Je la regardai dérouté. Mais plus rien ne sortit de sa bouche en cœur de porcelaine. Et il était temps pour moi de trouver ma place.

 

Une fois dans ma chambre, je vis un tas d’ouvrages sur mon pupitre. Les œuvres d’Arthur Rimbaud. Mon nouvel hôte intérieur. Nouvelle pensée, nouveau moi.

Je vérifiai la poignée de la porte. Il n’y avait rien pour la sceller. J’aurais dû demander au directeur un verrou. Je fis un bond lorsqu’on toqua. Mon cœur accéléra et mes mains se mirent à trembler.

─ Mr Rimbaud ? 

Ce n’était pas la voix de Dorian ni de la femme. Je soupirai et souris face à ma sottise. En ouvrant la porte, je découvris une âme errante. Que me voulait-elle ?

─ Désolée du dérangement…Je tenais à saluer mon nouveau voisin. 

Elle me tendit sa main gantée de dentelle noire.

─ Ravi de faire ta connaissance, dis-je poliment.

─ Je me nomme Lally.

─ Arthur. Tu veux entrer cinq minutes ? proposai-je.

─ Oh non, je ne voudrais surtout pas vous embêter ! 

Ah oui, j’oubliais. Les âmes errantes : ombres serviables. Discrétion excessive.

─ Je ne suis pas occupé, je peux te lire quelques lignes de mes poèmes, si ça te dis. 

Ma proposition sembla l’enchanter, bien que je ne voyais pas son visage, ses gestes ne mentaient pas.

─ Je peux vraiment ? n’en revenait-elle pas.

─ Entre. 

Quitte à vivre ici, autant se faire des amis dans mon entourage.

Je l’installai sur le tabouret et pris place sur le lit, avec un livre plein de parchemins. J’avais exagéré en disant « mes poèmes » mais après tout, je me devais de jouer ce rôle jusqu’au bout. J’allais de plus découvrir ces vers en même temps que Lally.

─ Tu ne retires jamais ton masque ? demandai-je.

─ Oh ! s’écria-t-elle. Je l’avais complètement oublié !

Elle l’ôta, laissant apparaître un visage enfantin, teint mat presque noir. Quelques mèches brunes de son chignon retombèrent sur ses yeux foncés. Finalement, elle avait une identité propre, cachée derrière ce voile sans-visage. Son sourire éclatant réchauffait l’atmosphère du Manoir. Une vie simple, joviale qui marquait ses traits.

─ Vous savez, je le porte tout le temps à en oublier que je l’ai. Derrière, je me sens en sécurité. 

Sécurité ; tout comme moi lorsque ma casquette cachait mes yeux. 

─ Tu peux me tutoyer, Lally.

Elle rougit avec un sourire timide. Les mains jointes sur ses cuisses, elle paraissait seize ans. Mais il aurait été impoli de le lui demander.

Nous passâmes une partie de la nuit à lire et à rire. Elle avait le poste de serveuse, cela se voyait : robe noire bouffante, tablier et masque blanc. Elle ne parlait pas beaucoup d’elle. Je sus juste qu’elle avait vingt-et-un ans. Comme moi. Sauf que maintenant, j’en avais dix-sept. Étrange transgression du temps. Régression ? Enjouement détraqué du "hors-temps". Hors d’atteinte. J’avais l’impression de pouvoir récupérer mes trois années perdues dans l’enfermement.

Je regrettais le départ de Lally mais il fallait être en forme pour le lendemain. À peine enfoui dans mes couvertures que le calme palpable fut accompagné de la mélodie de la veille. Douces notes de piano. L’angoisse d’être attaqué dans ma chambre me motiva à découvrir l’origine de cette mystérieuse sonate. Au moins, si quelqu’un venait, il risquerait d’être déçu, souris-je.

Dans le grand hall, un candélabre restait allumé, offrant une pénombre vacillante. Le murmure du piano venait des hauteurs. Escaladant, j’atteignis le dernier étage. Guidé par la musique, je me retrouvai face à deux portes battantes entrouvertes. J’y glissai un œil. Une salle de musique remplie d’instruments, de fauteuils et de statues poussiéreuses, vieillis par un manque volontaire d’entretien.

J’entrai à pas de loup. La résonnance du piano s’imposait, vibrante. La lueur de la lune caressait de son halo d’argent la pénombre. Les grandes fenêtres laissaient apparaître un ciel étoilé. Étrange et douce atmosphère. Instruments de tous genres s’offraient à moi, mais je cherchais un piano. La pièce se poursuivait dans un angle qui m’était inaccessible de là. Je dus prolonger ma marche silencieuse et découvris, de l’autre côté, l’imposant piano. De dos, je ne pouvais voir qui en était le musicien nocturne.

Le contournant. Personne. Une sueur froide descendit dans ma nuque. La musique jouait d’elle-même sans cesse le même morceau. Je voyais le mouvement autonome des notes. Un fantôme ? Non, ça n’existait pas. Absurde ! Pourtant, je reculai loin d’être rassuré par ce phénomène paranormal. Je regardai autour et dans les hauteurs. Quelqu’un faisait une mauvaise blague.

 

Perdu dans ce concert solitaire, j’entendis un bruissement dans mon dos. Tournant prudemment la tête, je vis mes prunelles pâles me dévisager à travers la lame scintillante d’un couteau de taille impressionnante. Menaçante. La musique arrêta son cours habituel. Deux yeux d’un néant pur, illuminés par l’éclat de la lune, me fixaient de l’autre côté de la lame. Cernés de noir sur une peau trop pâle. Inhumaine.

On n’est pas au lit ?* siffla-t-il calmement, cruelle ironie.

Un rire hystérique s’échappa de sa gorge. Je vis alors le bas de son visage ! Son sourire dément s’étirait, s’étirait encore, atteignant les pommettes de ses joues. Coupures fines, profondes d’un sourire éternel, sculpté. Un monstre ! Un freak.

Je frappai son avant-bras, éloignant la lame de mon visage. Tentant une échappée, il m’attrapa par les cheveux. Je lui retournai mon pied dans l’estomac. Il me saisit par la taille et nous basculâmes sur le sol. Un nuage de poussière s’éleva et me fit tousser alors que je tentai de ramper hors d’atteinte. Il me tira par la chemise, glissant sous lui, et me bloqua de ses genoux. Grimace d’hilarité malveillante. Masque de folie penché sur moi. Je serrai les dents. Je ne devais pas céder à la panique. Mon corps tremblait, j’essayais de maintenir mon cerveau en éveil. Trouver une échappatoire possible. Il bloqua mes poignets d’une main, les remontant au-dessus de ma tête. J’étais mal parti ! Le couteau dans l’autre main s’impatientait. Je respirais fort, calmant mon cœur et mes cris muets. C’était seulement pour me faire peur. Comme Bloody Mary. Il n’allait quand même pas… ?   

Des bruissements alentour me détachèrent de ses yeux noirs toujours grands ouverts. Des ombres nous entouraient. Public macabre ?

Nouveau rire détraqué. Je désespérais. Mes yeux se fermèrent automatiquement. Je ne pouvais regarder la mort en face. Je sentais ses genoux me broyer l’estomac, plaqué au sol. Sa main faisait pression sur mes poignets. J’essayai de ramener mes jambes, j’en passai une autour de lui, ce qui me permit de le pousser sur le côté. Le tintement du métal vibra à mes tympans. Je ne voyais que des masques blancs nous encercler. Voulant me relever, des bras me saisirent, m’obligeant à me mettre debout. Trop tard !

Le rire du fou se poursuivait. Il se posta devant moi. De nouveau à sa merci. Son sweat blanc était tâché de rouge. Il fit danser nos reflets dans la lame tranchante. Son sourire incrusté me glaçait le sang. Incarnation psychotique. Incontrôlable. Comment le directeur pouvait accepter un être sanguinaire tel que lui et sans état d’âme ?

La lame effleura ma gorge. Je la sentis telle une brûlure. Fissurant les tissus de la peau, un liquide perla. Léger, non mortel. Pour l’instant. Il m’attrapa brusquement par la nuque, me rapprochant de son masque funeste. Et il fredonna une berceuse :

─ Fais dodo, Rimbaud mon p’tit frère. Go to sleep, little bro !

Mon cœur s’arrêta. Il était complètement malade ! Je ne pouvais pas rester ainsi. Il passa son doigt sur la coupure à mon cou, provoquant un picotement. Il le ramena, entre nos yeux, couvert de sang. Autour de moi, ses camarades ricanaient. Des âmes errantes. Tous revêtant un masque anonyme aussi terrifiant que leur leader. Deux d’entre eux me maintenaient fermement.

Rassemblant ma force et mon courage, je fis un léger écart dans la direction d’un de mes assaillants. Il tourna son masque vers mon mouvement, et quelques secondes suffirent pour profiter de son hésitation. Je glissai mon bras qu’il maintenait. Vif. Pris par surprise, je me dégageai suffisamment pour prendre de l’élan. Le frappant violemment aux côtes avec mon coude. Une fois libéré, je jetai mon poing dans la mâchoire du deuxième.

Trop rapide pour eux, tous pris au dépourvu. J’étais déjà à la porte lorsque j’entendis les bruits des pas me prenant en chasse. S’ils m’attrapaient…j’étais mort.

Les chaussures dans les escaliers résonnèrent, écho d’angoisse. J’étais hors d’haleine, incapable de me tourner vers mes poursuivants, incapable de m’arrêter. J’ignorais où aller. Ma chambre ne fermait pas à clé. Ce serait stupide de ma part de les conduire jusqu’à mon havre.

Tout en essayant de trouver une solution, une voix me héla :

─ Par ici, vite !

Une alliée ? Je vis une porte s’ouvrir sur le deuxième étage, j’abandonnai les marches et me dirigeai sans réfléchir vers la chambre de secours. Une fois la porte refermée, des tambourinements suivirent de l’autre côté. Le verrou s’enclencha. J’étais sauf.

Ouvre cette satanée porte, Élizabeth !* hurlait le garçon au sourire de l’ange. Même ses cris ressemblaient à des murmures.

Élizabeth !?!

Je relevai les yeux, le souffle court, observant la femme fondre dans un décor sanglant. Une flamme révéla son visage. J’allai me saisir de la poignée, repartir.

─ Ne sois pas stupide, si tu sors, tu n’auras aucune chance.

─ Peut-être plus qu’en restant ici ! ripostai-je. 

Rire cristallin pour réponse. Regard glacial, des flammes dansaient dans le noir de ses pupilles. Son sourire s’effaça. Elle arriva sur moi. Trop vite. Je ne pus qu’émettre un semblant de sursaut lorsqu’elle m’attrapa la gorge et me souleva du sol.

─ Élizabeth ! répétait la voix au dehors. Si tu ne le laisses pas sortir, je te vire ! Je m’amusais avec lui bien avant toi !*

─ Shut your face, Jeff ! Tu n’es pas directeur, seulement second ! Tu n’as aucun pouvoir sur moi. Et lorsqu’on a une proie on ne la laisse pas s’échapper.* 

C’est moi le directeur quand Vlad n’est pas là !* 

Il s’appelle Dracula !* cracha la femme furieuse.

J’arrivais de moins en moins à respirer au bout de ses longs doigts crochus. Un énorme bruit secoua la porte. À deux reprises, la déplaçant de ses gonds. Au troisième coup, elle s’effondra. Le dénommé Jeff apparut, épuisé mais toujours aussi ravi. Le couteau dansait dans sa main. Élizabeth m’avait lâché. Par l’effet de surprise, j’en avais profité pour lui lancer mon pied dans l’estomac. J’étais étalé par terre, pris d’une quinte de toux. Je n’arrivais pas à reprendre correctement mon souffle. Je voyais les pieds statiques de la femme. Elle fixait Jeff. Tournant mon regard vers le sous-directeur, je regrettai aussitôt. Il s’approcha et s’accroupit à ma hauteur. Je ne pouvais détacher mes yeux de ses cicatrices, il posa la main sur ma tête.

─ Sacré course, hein Arthur ?

Il agrippa mes cheveux plus fermement. Je me dégageai d’un coup de bras. Trop faible, il rigola face à mon acte vain. Il me laissa pourtant et posa la pointe du couteau sur la moquette noire comme un appui.

─ Sors de cette chambre ! ordonna Élizabeth.

─ Ou quoi ? se releva le garçon. Je le prends avec moi.* 

Il me prit le coude, me forçant à me redresser. J’avais une idée mais mes jambes flageolaient. Du temps, il me fallait plus de temps.

─ Tu débarques ainsi et imposes ta loi ! Je voulais m’occuper personnellement de ce morveux ! Je n’ai pas besoin d’en avoir un autre à charge ! vociféra Élizabeth.

Le couteau fendit l’air, une fine coupure se détacha de la peau blanche de la femme. Elle ne broncha pas.

Les morveux, comme tu dis, peuvent aussi avoir leur mot à dire.*

─ So let me go and leave me alone ! crachai-je.

Je le repoussai mais encore trop instable, je me pris les pieds dans la moquette, retournant au pied de la femme. 

─ Qu’est-ce qui se passe ici ? intervint une voix extérieure.

Je vis l’ombre des âmes errantes fuir la scène. Et la grande silhouette élancée du directeur apparut dans l’entrée. Il observa la situation : moi par terre, Élizabeth d’un côté et Jeff de l’autre.

─ Je doute que ce soit une fête de bienvenue, lança-t-il furieux. Arthur ! Debout !

Sa voix trancha, sèche, puissante. Irréfutable. Je tentai une relevée. Impossible, je m’écroulai comme une poupée de chiffon. Il entra, menaçant.

─ Master…commença la femme.

─ La paix ! Tu devrais avoir honte de toi, Élizabeth Bathory.

Ils se fixèrent un moment et Élizabeth finit par baisser les yeux. Impuissante. Jeff à son tour prit la parole :

On s’amusait, c’est tout. Tu sais comment je suis.*

Justement. Je n’ai pas besoin de tes commentaires.*

Il me tendit la main, que je pris sans discuter. Sur pied, je mis un moment à garder mon équilibre. Il m’entraîna dehors.

─ Retourne te coucher, je vais discuter avec ces deux-là. 

─ Merci…, mon murmure se perdit dans la nuit.

Il était déjà parti. On m’attrapa brusquement par les épaules.

On s’est bien amusé !* lança Jeff.

Je m’éloignai de lui.

─ Je serai là pour te souhaiter good night ! 

─ Va te faire voir, espèce de malade ! réussis-je enfin à m’insurger.

Je partis vers les marches. Elles me semblèrent tellement plus nombreuses qu’à mon arrivée. Pourquoi n’y avait-il pas d’ascenseur ?

Un coup de main, peut-être ?* me murmura Jeff prêt de l’oreille.

Je le fis reculer d’un mouvement de bras :

Ne t’approche pas !*

Dans la volée du geste, mon pied glissa et je me sentis partir en arrière. Après quelques fracas douloureux dans la descente des escaliers, mon crâne cogna une marche et ce fut le Grand Néant qui me tendit les bras.

 

 

 

Chapitre 8

 

─ Et vous qui êtes-vous ? lui demanda-t-il.

─ Je…je ne sais trop, monsieur, pour le moment présent…du moins,

je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin,

mais j’ai dû, je crois, me transformer plusieurs fois depuis lors.

Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles

 

 

Étoile filante insaisissable. Rapide, rarement à l’arrêt, la petite fille galope telle une hase aux abois. Personne ne peut l’attraper, personne ne peut la saisir. Ses cheveux blonds volètent librement, masse lourde et légère à la fois. Comme elle. Pour ne rien rater, un serre-tête essaie de les dompter. Sa petite robe bleue rappelle le ciel, l’infini d’un univers constamment en changement. Elle peut voir ce que les Autres craignent : l’Imagination. Trop réelle pour ce simple mot. Mais qui représente cette puissance brute. Elle parle aux animaux, aux plantes et ils lui répondent.

Ne jamais s’arrêter. Toujours courir. Où ? Elle le découvrira lorsqu’elle y sera. La destination n’est pas le plus important – pourvu qu’elle y arrive – contrairement à l’éternelle course. Bouffée de vie. Ephémère à couper le souffle. Se faufiler à travers les buissons, à l’abri des arbres, dans des lieux secrets. Inaccessibles aux grandes personnes. Elle suit les petits êtres de la forêt. Si familiers et étrangers à la fois. Elle perd ses repères en leur compagnie. Oublieuse d’une ancienne vie. D’une vie humaine qui ne lui colle pas à la peau. Hors de cette réalité, morale partie en éclat dans cet autre univers. Identité réduite en une question sans réponse : qui suis-je ?

Les codes et repaires disparaissant, la petite fille trouve, en ce monde, une lueur inquiétante qui l’attire sans cesse. Happée par ces personnages étranges. C’est le lapin blanc, en costume avec une montre à la main, qui la guide, par son terrier, jusqu’à ce jardin merveilleux de non-sens. Possibilités infiniment grandes. Plus de norme, plus de morale. Ou du moins d’une autre qui lui échappe encore et qu’elle tente de capturer avec un filet plein de papillons. On la prend pour une folle. Incompréhensible accusation. Car c’est elle qui détient les clés de la réalité.

Ses parents ne peuvent la saisir et elle leur glisse entre les doigts. Trop jeune pour juger d’un soin, elle sait alors ce qui l’attend à sa majorité si elle persiste dans cette incompréhension des autres. Vivre en étant quelqu’un d’autre que ce qu’elle est ? Alors qu’elle veut être ce qu’elle doit être, sans se soucier de ce que les autres veulent qu’elle soit. Difficile de trouver qui elle est dans ce labyrinthe d’identités indéfinies aux voies divergentes. Quel chemin prendre ?  Celui du lapin blanc.

 

 

Venez m’y retrouver vous qui ne craignez pas la folie brute d’un monde souterrain enfoui dans la réalité imaginaire.*

 

Ψ       

Un mal envahissait mon crâne. Secousse violente. Réveil douloureux. Mes articulations criaient au secours sous mes draps. Mes draps ?!

Je me redressai, d’abord trop vite, le tournis me calma. Puis lentement. Assis sur mon lit, au chaud. Je ne portais plus mon costard. En fait, je ne portais que mes couvertures. Comment avais-je atterri là ? Que s’était-il passé ? Je me remémorais, malheureusement, la chute dans les escaliers. Le bruit fracassant de mon crâne contre la marche. Il résonnait encore. Jeff…ce fou était en haut de l’escalier. Serait-ce lui qui m’avait reconduit ?

Je frissonnai à cette horrible idée ! Savoir qu’il aurait pu me toucher. Je me recroquevillai, les bras autour de mes genoux, ramenés contre la poitrine. S’il avait osé me toucher ! Et Élizabeth ? Cette démone. Était-elle restée dans sa chambre ?  J’espérais de tout mon cœur que le directeur fût revenu. Me ramenant en sécurité. Tu parles d’une sécurité !

Je devrais peut-être démissionner. Ce n’était pas un travail vivable mais plutôt mortellement néfaste ! Je frottai l’arrière de ma tête et ma nuque constatant une bosse. Pas de fracture, pas de blessure. Je m’en sortais plutôt bien si j’oubliais mon mystérieux retour ici.

Je finis pas sortir du lit. Le corps en compote. Sur le tabouret m’attendait mon nouveau costume, préparé avec soin par Mary. Un autre frisson m’encouragea à poursuivre jusqu’à la salle de bain. Je laissai la porte ouverte afin de garder un œil sur ma chambre. Cela me rassurait. Champ visuel dégagé, pas de surprise déplaisante. Je fis un sursaut en apercevant mon visage dans le petit miroir ovale, accroché au-dessus du lavabo. Un hématome émergeait brusquement au coin de mes lèvres. Un plus léger encadrait mon œil droit. La clarté de ma pupille en ressortait davantage. J’avais une éraflure sur la pommette. Le teint pâle et marqué de cernes. Je n’étais pas très présentable pour mon nouveau rôle. Rimbaud le rebelle bagarreur qui n’a pas encore dit son dernier poème ! – Pour ne pas dire « son dernier mot » –. Vaudrait mieux que j’utilise cette version. Plutôt que : Rimbaud, attaqué au beau milieu de la nuit à cause de sa curiosité maladive et finissant sa course dans un roulé-boulé au bas des escaliers.

D’autres bleus et égratignures tachetaient mon corps. En tournant pour voir l’état de mon dos, mes yeux s’ouvrirent d’effroi en apercevant une longue estafilade le parcourir en diagonale ! Qu’est-ce que…?! Je ne gardais aucun souvenir de cette blessure ! Elle datait certainement d’hier, étant donné la rougeur qu’elle gardait. Pas encore cicatrisée. Ce fou ? Je revoyais danser la lame de son couteau devant mes yeux. Et, d’un geste craintif, je portai mes doigts à la marque qu’il m’avait faite à la gorge. Pas encore disparue. Je regardais une nouvelle fois la coupure sur mon dos, m’assurant que je n’hallucinais pas. Elle était bien là.

Je me réjouissais tout de même de ne pas m’être réveillé avec le sourire de l’ange. Je pris une douche froide et enfilai mes vêtements. Usés, troués de marques de cigarettes. Le bas du pantalon semblait trop court, taché par la boue et abîmé par la marche. Chemise délavée, autrefois ocre, débraillée. Des bretelles par-dessus et une veste ancienne, rajoutant un peu de classe dans cette rébellion vestimentaire. Les semelles de ces vieilles chaussures faisaient peine à voir. Je découvris dans la poche de la veste un carnet et un stylo prêts à servir sur les routes. Quelques vers y étaient griffonnés. Et dans l’autre une pipe. Je rajustai mes cheveux, laissés libres mais pas trop. Je gardai la frange de sécurité, ainsi elle camouflerait un peu mon coquard. J’étais fin prêt à reprendre ma place. Un coup à la porte fit retomber toute mon assurance. 

─ Arthur, tu es debout ?

Je reconnus avec joie la voix de Lally et l’accueillis avec un grand sourire. Inutile de l’inquiéter sur les péripéties de la veille. Elle devait aussi avoir ses propres soucis. Son masque cacha l’expression de son visage. Je regrettais presque qu’elle soit une âme errante. J’aurais apprécié travailler en sa compagnie. Les âmes errantes ! Je revoyais ces types qui assistaient Jeff.

─ Tu as des ennuis avec tes collègues serveurs ? demandai-je pour me renseigner sur leur état d’esprit.

─ Hein ? N…non…pourquoi demandes-tu cela ?! s’affolait-elle sans vraiment savoir si elle donnait la bonne réponse.

─ Rien. Allons-y.

Elle m’accompagna dans le hall puis dut partir préparer les petits déjeuners.

L’impression d’une étrange routine me dérangea soudain. Je me posais des questions sur mes véritables intentions, mes envies. Rester au manoir m’étouffait, et pas seulement à cause des ennuis avec mes soi-disant collègues.

En fait, je n’arrivais pas à m’intégrer dans leur univers. Ce que j’avais réellement envie maintenant était de sortir errer dans le parc. À l’air libre. Faire face à l’immensité de la Nature. Respirer à nouveau, comme lorsque j’arpentais les chemins à l’aveugle. Finalement, le rôle que l’on m’avait assigné ne me convenait pas. Je me sentais prisonnier.

Je pris une inspiration. J’étais ici depuis seulement deux jours. Et ce nouveau travail de messager pourrait peut-être me faire revivre. Ce Manoir avait encore beaucoup à m’offrir, j’en étais certain.

J’empruntai les grandes portes. Un doux soleil matinal envahit soudainement mon esprit. Le ciel, sans nuage, étendait ses bras vers l’infini. J’étais bien. Je serais resté des heures ainsi, à me laisser caresser par la brise, mais des clients me bousculèrent afin d’accéder au passage. Ils étaient bien matinaux ! Je me poussai donc et partis en longeant le Manoir. Des terrasses mises à disposition, se tenaient en hauteur sur la droite. Je continuai jusqu’à contourner l’hôtel. La forêt s’étendait à perte de vue, face à moi. Il y avait peu de monde : les tables la plupart du temps vides et le calme prenant.

Derrière le Manoir, je vis le lac d’encre étincelant. Voyant des barques flotter, je me retins de ne pas en prendre une. Je n’étais pas un client ! Je restai alors, à me nourrir de cette époustouflante sérénité. Il demeurait tout de même un aspect inquiétant sur cette surface trop lisse, trop calme.

Je sentis un frottement à ma cheville ! Le temps de baisser les yeux, la boule de poil blanche était déjà loin. Se faufilant entre les sinistres arbres. Trop épais pour y laisser pénétrer les faibles rayons solaires.

Un lapin.

Poussé par une envie de me défouler, je partis à sa suite. Si vite que je finis rapidement au milieu des bois. Trop sombres pour oser poursuivre ma course Dénivrante1. Doux poème à mon oreille, résonnant comme un lointain allié, un paragraphe encré dans l’âme du poète :

 

« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien…

Mais un amour immense entrera dans mon âme :

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Par la Nature,… » 1

 

1. Arthur RIMBAUD, [Par les beaux soirs d’été…]

Je repris haleine. Le lapin avait depuis longtemps disparu. Dommage. Je relevai la tête, perdu bêtement au milieu de nulle part. Les feuillages s’entrelaçaient sans laisser l’opportunité au ciel d’apparaître. Le chant des oiseaux s’était tu. Je tentai de faire demi-tour mais sans repère, je ne trouvais plus la fin de cette forêt. Les arbres devenaient de plus en plus sinueux, dont certains dénudés de feuilles : nids de corbeaux. Leur chant commençait à dominer dans leur territoire. Calmant mon ivre excursion. « Ce n’était pas réel » essayais-je de me rassurer. Ou du moins dans ma réalité. Les yeux de Jeff me revinrent en pleine face. Lui, était réel. Pourquoi les autres ne le seraient-ils pas ?  

Je me secouai ! C’était le moment ou jamais de vaincre la Peur. Inutile de paniquer, ça ne mènerait nulle part.

Un bruissement ranima l’accélération de mon cœur. Échec total de ma volonté.

─ Qui est là ? murmurai-je seul.

Un animal ?

D’un bond, le lapin blanc sortit d’un bosquet et se campa à mes pieds. Les oreilles dressées et les yeux grands ouverts de curiosité. Un autre bruissement me fit perdre cet intérêt. Cette fois une fillette sortit. Vêtue d’une robe bleue bouffante recouverte d’un tablier blanc. Un serre-tête ramenait sa masse de cheveux paille en arrière, et ses prunelles vertes me fixaient sans broncher. Tel un chat.

Tu vas arrêter de te sauver tout le temps *, gronda-t-elle en voyant le petit rongeur.

Elle jeta un autre regard dans ma direction, dédaigneux.

Tu es le nouveau ? lança-t-elle. On m’a dit que tu voulais devenir messager et donc que tu serais mon binôme.*

─ Vraiment ? ne pus-je qu’exprimer. Alors, ravi de te rencontrer. Je m’appelle…*

─ …Arthur ! coupa-t-elle agacée. Tout le monde le sait. Moi, je suis Alice. Mais ce ne sont que nos dénominatifs. Aucune personnalité ne s’y reflète car il y en a tant d’autres autour de nous.*

Elle m’analysait de la tête aux pieds. Je fis de même.

─ So ? dis-je. Ce n’est pas en restant dans la forêt que l’on va aider les gens.*

Un sourire s’afficha sur le visage de l’enfant, ranimant une étincelle de vie dans ses yeux.

Il suffit de se balader, dit-elle en prenant une direction. Le lieu n’est pas important, tant que l’on reste à la vue des clients. Ils sont notre priorité. Le personnel se déplace, lui, pour nous trouver.*

Comment nous reconnaîtront-ils ?*

C’est inscrit. Alice et Rimbaud, deux points, messagers. Ils nous interpellent lorsqu’ils souhaitent délivrer un message *, elle gardait un ton de petite femme autoritaire. 

Ça a l’air simple. Mais pourquoi les gens ne vont pas voir directement la personne ? Après tout, ils sont dans le même hôtel.*

Alice stoppa sa marche pour m’observer. Et répondit dans un soupir :

Les gens n’osent pas forcément dire leur pensée à voix haute. L’écriture joue un rôle d’intermédiaire. Cela peut aller de la lettre d’amour à la lettre de haine. Et lorsqu’on est au milieu d’une querelle, vaut mieux être prudent. Car le messager est un point de reliure, un bon défouloir.*

Je ravalai ma salive. Je ne souhaitais pas finir en punching-ball à client.

Mais ne t’inquiète pas, reprit-elle. C’est pour ce genre de raison que les binômes ont été créés. Nous avons également des cours le soir, de défense et d’attaque pour pouvoir se préparer aux ennuis. J’espère que tu suivras le rythme. Mon ancien partenaire n’a pas survécu.*

Son ton détaché me laissait sans voix. Elle parlait de son allié, se fichant royalement de sa mort ? Non, ce n’était pas ça…le véritable problème était sa mort !

Je sais qu’il existe des métiers à risque mais en principe la sécurité est censée éviter ce genre de catastrophe. Ici, on devait se débrouiller seul.

Donner la mort n’est pas puni ?* demandai-je.

Elle s’arrêta à nouveau.

Mourir n’est pas un crime. Nous sommes livrés à nous-même dans cet hôtel. Les accidents sont fréquents et arrivent…vite.*

Nous reprîmes la route. La forêt s’ouvrit enfin sur le parc. Un couple s’embrassait dans une barque, au large du lac. Romance macabre. Je crus apercevoir une ombre gigantesque sous les eaux noires. Je clignai des yeux mais il ne s’y trouvait plus rien. Le rire d’Alice me ramena sur la terre ferme.

Il y a quoi dans le lac ?* questionnai-je.

Qui sait, dit-elle amusée. Peut-être le monstre du Loch Ness.*

J’entendis le cri de la jeune femme du canot. Ils pagayèrent dans notre direction, s’éloignant de l’ombre. L’eau restait toujours aussi calme. Contraste étrange avec la panique du couple en surface.

Attends-moi là, coupa Alice. Je vais ramener Mister Rabbit à ma chambre. Sinon je vais encore avoir des ennuis avec le directeur.*

Elle me quitta aux portes arrière du Manoir. Des gens émergeaient de leur sombre nuit en rigolant sur la terrasse, entourée de colonnes tortueuses : vaste palette de tables en pierres, chaises en fer forgé noires piquant vers le ciel. Leur vue s’étendait sur un champ d’herbe terminant par le lac. 

J’observai sans bouger. Ils portaient des tenus de diverses époques. Toutes de nobles tissus. Cocktail amusant. Le maquillage blanchissait la peau de certains, le rouge des lèvres attirait les regards. Perruques extravagantes. Vraiment de tous genres.

─ Hé ! Per favore…s’il vous plaît ! appela une voix vers la terrasse.

Une femme me faisait de grands signes de la main, attablée avec trois amies. Certainement des italiennes. Toutes vêtues à la mode Renaissance.

─ Monsieur Rimbaud, n’est-ce pas ?

Je hochai la tête en m’approchant. Sa perruque en chignon avait une blondeur étrange, presque blanche. Sa robe encombrante se dessinait de froufrous et de dentelles allant du rose à l’orangé. Le maquillage tartinait son visage, impossible de savoir son âge : quarante ans, trente ? Les yeux clairs peinturlurés de rosé et de noir. Grand sourire aguicheur. 

─ J’aimerais que vous portiez un message à la chambre 318. Quel idiota, probabilmente adesso sta dormero come un bimbo ! ajouta-t-elle à ses copines.

Gloussement collectif. Elle me tendit un rouleau de parchemin.

─ C’est urgente.

Fermées sur leur apparence, ses femmes me lançaient des regards en coin qui me rendaient mal à l’aise. Elles me rappelaient les filles de mon lycée : toujours à se mettre en avant et à vouloir paraître plus intéressante que les autres. Je pris le papier. Ce n’était certes pas une bonne idée d’y aller seul. La femme me saisit la main, le regard suppliant :

─ C’est une question di vita o di morte, Arthur. Ne me déçois pas !

Ce fou croit encore qu’il peut t’avoir ?*** renvoya une de ses copines.

Italique *** : la personne parle en italien.

Elle hocha la tête positivement dans un gémissement plaintif.

─ S’il ne quitte pas l’hôtel, je serai forcé de le faire…et de ne plus jamais pouvoir revenir !

Elle fondit en larmes et ses copines se précipitèrent sur elle pour la consoler.

─ Tu attends quoi ?! me cria l’une d’elle, le regard noir.

Je les saluai avant de disparaître. Je devais lire cette missive avant mon arrivée afin de voir dans quoi j’allais être impliqué. Une fois hors de leur portée, je l’ouvris :

"Go away !"

Une marque de rouge à lèvres était inscrite en signature. Mot court mais qui se voulait direct.

J’arrivai au troisième étage. La peur au ventre, j’aperçus la salle de musique, les portes grandes ouvertes. Souvenir encore violent de cette nuit. Je me rassurai en voyant les âmes errantes s’afférer à placer les instruments. Sûrement pour des cours. Les chiffres défilaient et je restai face à la 18. « Mauvaise idée ». J’allais faire demi-tour et rejoindre Alice quand je percutai une ombre qui se tenait dans mon dos.

─ Tu lui veux quoi ? rabroua une voix grave et peu avenante.

Je reculai d’un pas, bloqué par la porte 18 et pus ainsi voir le visage de mon interlocuteur. Masse impressionnante, me dépassant de trois têtes. L’air hautain. Mauvais.

─ Je…j’ai une lettre pour la 318, bégayai-je.

Il me l’arracha des mains en me jetant un regard méfiant. J’allais reprendre le parchemin mais il le mit hors de portée du haut de ses 2m50.

─ Tu es le nouveau, sourit-il, faisant apparaître des dents abîmées par le sucre et la cigarette.

Fronçant les sourcils, je lui lançai d’un ton sec :

─ Rendez-moi cette lettre !

Tout en m’ignorant, il toqua à la porte.

─ Aym ! Un message pour toi !* tonna-t-il de sa voix forte.

J’allais m’esquiver mais il m’attrapa par les épaules me tournant face à l’entrée. Je lui mis un coup de coude dans le bras au moment où la porte s’ouvrait sur un homme. Une odeur d’encens, de poussière, d’alcool et de sang sortit de la pénombre. Volets clos, seules quelques bougies chancelaient sur les meubles. Je vis une table ronde au centre, occupée par des hommes, les cartes en main.

Tu es à la bourre, Daniel ! On a déjà bientôt fini la partie !*

Il avait le look d’un britannique débraillé. Un chapeau melon posé sur ses cheveux châtains en bataille. Des bouclettes s’étiraient de chaque côté de son visage fatigué d’une nuit blanche. Mal rasé, la chemise sortait du pantalon et il ne portait pas de chaussures. Son accent horrible démontrait pourtant qu’il était français.

Il posa ses yeux sur moi. Surpris. Le baraqué, dans mon dos, me poussa à l’intérieur. Le propriétaire dut se décaler pour ne pas que je le percute.

Il est venu t’apporter un charmant message *, signala le dénommé Daniel.

La salle était vaste. Tout l’ameublement, sauf la table, était poussé vers les bords. Les vieux volets filtraient des filaments lumineux, dilués par des voiles noirs. Les trous laissaient entrer une fine brise, qui faisait voleter les drapés. Une double porte conduisait sans doute à un balcon. Et sur la gauche des escaliers en spirale menaient vers la chambre suspendue. Seul dépassait le haut du baldaquin. Tous les murs noirs étaient tapissés d’éclaboussures de sang et de morceaux de miroirs. J’espérai qu’il s’agissait là d’une simple décoration.

─ Welcome to the Bloody-Room, me confirma le propriétaire.

Laissant tomber mon exploration visuelle, je remarquai alors tous les regards posés sur moi. Me creusant un vide de courage. Je me tournai lentement vers le destinataire de la lettre puis vers son camarade qui détenait le message. Il le renifla et dans un ricanement taquina son ami :

On dirait le parfum de Rebecca, ta dulcinée.* 

Le concerné s’empara du mot et je vis son visage se décomposer. Juste deux mots : "go away !".

La rage déforma ses traits.

Toi ! me pointa-t-il du doigt. Qu’est-ce qu’elle t’a dit d’autre ?*

─ Nothing, sir, déglutis-je en faisant un pas vers la sortie. Juste d’apporter le message à la 318, que c’était urgent.*

Le baraqué m’attrapa la veste au-dessus de mon épaule.

─ Alors, j’ai moi aussi un message à lui donner. Écoute bien, car je ne vais pas l’écrire : « Où que tu ailles, je te retrouverai. Et tu me le paieras ! »* 

L’homme me relâcha et je détendis mon épaule.

─ Elle ne souhaite plus vous voir, pourquoi ne la laissez-vous pas tranquille ?

Il était dos à moi, à présent. D’un coup de pied il renversa la chaise sur laquelle il s’appuyait et se tourna brusquement dans ma direction :

─ On te paie pas pour savoir mais pour exécuter ! Dégage, maintenant !*

Voyant son humeur s’empirer, je préférai m’exécuter. Inutile de me mettre à dos six clients peu fiables et avinés. Je saisis la poignée, je n’avais même pas réalisé qu’ils l’avaient refermée.

─ Attends ! interpella Daniel.

Il appuya sa grosse main sur le battant de la porte que j’entrouvrais et elle se claqua bruyamment. Il me fixait de ses yeux noirs.

─ Tu es venu seul ? s’étonna celui-ci. 

Un murmure imperceptible, plusieurs regards. Je sentis mon cœur exploser dans ma cage thoracique. Où voulait-il en venir ?

─ Non, assurai-je en calmant mes tremblements. On m’attend dans le couloir.

L’homme rit ouvertement. Claquement de tonnerre.

─ Il n’y a personne dehors, à part les âmes errantes, kid !

Les nouveaux ne sont jamais prudents, se moqua le propriétaire. Voilà pourquoi ils ne font pas long feu et qu’on doit toujours se taper ces grands vieux classiques : revus et enterrés depuis belle lurette.* 

─ Viens faire une partie de carte au lieu d’écouter leur connerie, lança un autre homme accoudé à la table.

─ J’ai du travail, ripostai-je.

Je voyais, rien qu’à leur regard, que ce n’était pas une invitation. Que je dise oui ou non, cela ne changerait rien. Je regrettais amèrement d’être venu seul, stupide débutant !

Le baraqué m’empoigna à nouveau le haut de la veste et m’installa brutalement sur la chaise qu’Aym, le propriétaire, venait de remettre en place.

Au centre de la table, un verre rempli d’eau trônait, entouré de pintes et de cartes. Des tarots, observai-je. Des bouteilles vides traînaient sur la moquette rougeâtre. Odeurs de vin, de pastis et de bière rehaussées par la fumée de cigarette. Le cendrier était rempli à ras-bord sur une table basse, bancale. Je suffoquais sous cette chaleur et mourrais d’envie d’ouvrir les fenêtres.

─ Je ne joue pas aux cartes, repris-je.

Un couteau se planta entre mes doigts, posés sur la table. Je sentis un picotement et le contact de la lame froide sur ma peau. Je n’osais plus respirer.

─ On commençait un tout nouveau jeu, me confia celui à côté de moi : appeler les esprits.

Je tournai les yeux vers lui. En entendant son divertissement, je ne pus retenir un rire moqueur. Me détendant quelques secondes, puis les regards assassins du groupe me refroidirent. Ils n’étaient pas sérieux ? On faisait ce genre de chose à quinze ans ! Ils devaient tous avoir la trentaine, si ce n’est plus.

On ôta le couteau devant moi et me saisit le poignet. J’allais me lever pour cesser de participer à leur partie. Le baraqué me cloua sur la chaise, ses deux grosses pattes plantées dans mes épaules. Le propriétaire plaça ma main à plat sur la nappe imbibée de liquides renversés. Je le voyais jouer avec la lame. Bien moins impressionnante que celle de Jeff mais tout aussi nocive.  

─ C’est un rite d’initiation, expliqua Aym.

─ Je ne souhaite pas être enrôlé dans votre stupide bande ! m’écriai-je hors de moi.

Un cri s’engouffra dans ma gorge alors que le colosse m’agrippait les cheveux, basculant ma tête en arrière. Je grimaçai en serrant les dents.

─ On ne te demande pas ton avis ! me coupa-t-il.

─ Si vous voulez appeler les esprits, vous n’avez qu’à vous regarder dans une glace !

Je pensais à Bloody Mary mais hors contexte cela pouvait paraître insolent. Au lieu de calmer leur manigance, je l’attisais…quel idiot !

─ C’est qu’il a une grande gueule, le nouveau ! lâcha un des hommes amusé.

─ On devrait peut-être lui couper la langue, ajouta son voisin de table le sourire mauvais.

Daniel me souleva légèrement, je lui saisis la main afin qu’il me lâche, la douleur ne fit qu’empirer. Ce n’était que de la provocation, ils ne feraient jamais ça !

─ « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans »2.

J’ignorais pour quelle raison cette phrase me revint, je la lisais à Lally hier soir.

─ Qu’est-ce que tu dis ? s’énerva Daniel.

─ « Et qu’on a des tilleuls verts sur la promenade »2

J’avais fermé les yeux. Ignorant leurs regards sur moi.

─ « On divague… » 2

─ Tais-toi ! cracha le baraqué en me laissant enfin.

─ Laisse ! renvoya celui sur ma droite. Il nous récite un joli poème.

─ Triste ironie du sort, souriai-je moqueur au milieu de tous ces immatures. Lorsqu’on n’est pas capable de s’assumer on reste enfoui dans nos peurs. Lâcheté, puissance de supériorité. Rien qu’une illusion qui se trempe dans l’envie et la jalousie. Cruauté et mal-être. Pauvre âme damnée.

Il regretta alors de m’avoir laissé parler et je pris une gifle en pleine figure. Désespoir désolant. Faible. Minable. C’est tout ce qu’ils étaient dans ma R2S. La douleur réveilla mon adrénaline, je les trouvais ridicules et misérables.

─ « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans »2, répétai-je.

 

2. Arthur RIMBAUD, Roman.

 

Daniel me souleva, quittant le sol, je m’agrippai à ses bras, déstabilisé. Dans un élan prodigieux, il me jeta contre la table. Le choc frappa mon dos d’une douleur vive. Je posai les mains sur la surface en bois pour reprendre l’équilibre. Les verres partirent en éclat et l’alcool imprégna mes vêtements.

─ On va pas se laisser insulter par un petit prétentieux, tel que toi ! cracha-t-il en me soulevant par la veste.

Je me dégageai des manches de la veste pour me retourner et lui offrir mon pied dans l’œsophage. Tous, s’étaient redressés, un seul avait sauvé sa bière et la sirotait tranquillement sur son tabouret, de l’autre côté. La grosse main arriva dans ma direction, je me baissai à temps mais ne pus éviter l’impact de son genou dans les côtes. La douleur me renversa sur la table. Il m’attrapa à la gorge alors que je me redressais. Ma tête cogna contre le bois. Des étoiles dansèrent devant mes yeux, je me sentais léger. Je vis une silhouette floue se pencher vers moi. Une bouteille apparut. Ils allaient me faire boire !? Je tentai de me débattre mais cloué avec force, le goulot s’enfonça dans mon gosier. Un liquide brûlant descendit dans ma gorge. Ils allaient me tuer !

Un mouvement de recul et je pus me rasseoir, à peine, car à moitié étouffé par cette lave en fusion je ne pouvais faire un pas. Ma tête me lançait, l’alcool se dispersait dans mon corps, le réchauffant violemment. La salle tournait autour de moi, et je voyais des formes sombres rire aux éclats.

─ Je crois que c’est la première fois qu’il prend une cuite ! rigolait l’un d’eux.

Je ne les distinguai plus. Telles des âmes errantes venues achever mon existence. Je vis se dessiner dans mon esprit le visage de Jeff et son couteau étincelant. Il me saisit par le col. Un élan de panique agita mon corps. Je me débattais en le suppliant de me lâcher. Je ne voulais pas qu’ils me touchent !

Mon pied atteignit l’entre-jambe. L’étreinte s’en alla dans une plainte et un juron. Deux bras saisirent les miens. Je quittai la table et mes chaussures usées retrouvèrent le sol. Ils durent resserrer leur prise, mes jambes ne pouvaient me porter. J’essayai de retrouver les idées claires, de les recomposer. Un visage s’approchait, celui du propriétaire ?

J’ai une question *, dit-il. 

Il me tapota la joue pour s’assurer de mon attention. Le baraqué grognait et, ses amis le retenaient de me démolir. C’était lui que j’avais dû toucher.       

─ Tu voulais savoir pourquoi je ne laisse pas Rebecca tranquille ?

─ Rebecca ? répétai-je dans un état second.

─ Celle qui t’a confié la lettre. Essaie de suivre !

Je me rappelais. La perruque blonde aux reflets décolorés, irréalité, anglaises trop parfaites encadrant un visage agréable. Était-ce ça leur beauté ? Lorsqu’on aime la fixer, que l’on se sent apaisé juste en observant ses traits. Douceur, bienveillance. Je la revoyais parfaitement et pourtant différemment.

─ Rebecca, répétai-je pour ne pas oublier.

Une gifle invisible effaça son image : de l’eau en pleine figure ranima tous mes sens. L’image du propriétaire revint. Je voyais plus distinctement. Un mal de tête m’enflamma le crâne. Après quelques toussotements, Aym continua son discours :

─ Toi aussi tu la veux, hein ? Tu comprends maintenant pourquoi je ne peux pas la laisser tranquille !

Il s’énervait seul.

─ Je me fiche de cette femme. Vous m’exaspérez. Laissez-moi partir !

Ma voix et mon regard devinrent plus dur. Je n’avais aucune envie de jouer avec ces idiots !

─ Tu aimes quel genre de femme, Rimbaud ?

Sa question me semblait totalement hors sujet, hors service. Hors d’intérêt.

─ Aucune, m’énervai-je.

Mes mots claquaient sans que je puisse les stopper. Je n’avais pas encore tous mes esprits et devais rester appuyé à ses deux acolytes.  Je n’aimais pas sentir leurs doigts sur mes bras. Mon corps se raidissait à leur contact. Le regard interloqué du maître des lieux se tourna vers ses camarades avant de revenir dans le mien.

─ Tu préfères les hommes ? sourit-il plein de mépris.

─ Je ne mesure pas une personne par son sexe, coupai-je. Et je ne m’intéresse pas à ce genre de chose !

─ Impossible ! répliqua l’homme sur ma gauche.

─ Où alors il n’est pas humain, renvoya celui de droite.

─ Peut-être bien ! Je vis, après tout, parmi les freaks ! rappelai-je.

Aym se planta devant moi et posa ses sales mains sur ma poitrine. Mon cœur s’arrêta. Je bouillais de l’intérieur, et pas à cause de l’alcool cette fois. Ma révolte resta maitrisée par les deux hommes qui m’encadraient.

─ Il a un corps d’homme, notre petit monstre, concluait-il.

Je retins une montée de larmes et m’écriai :

─ Va te faire voir !!

Un sanglot s’échappa de ma gorge. Non, je ne devais pas céder, ils en seraient trop heureux ! Furieux contre moi-même, je les voyais se réjouir.

─ C’est juste une fillette en détresse ! Tu veux pleurer dans mes bras ?

Il attrapa mon menton, ravi de sa réplique. Puissance éphémère sur le dos des autres.

─ Six contre un, tu dois sans doute être fier ? Pour un homme.

Mes derniers mots se plantèrent comme un coup de poignard dans sa fierté. À mon tour de savourer la honte qui scintillait au fond de son âme. Pourrie. Trop fragile.

Il se reprit, s’enfonçant dans sa bêtise.

─ Tu sais, on peut te soigner. Pour ton penchant vers les hommes.

─ Je n’ai pas de… 

Il m’attrapa la mâchoire m’empêchant de poursuivre ma phrase. J’ouvris la bouche et mordis sa main, mes dents s’enfoncèrent dans la chair, et du sang s’écoula accompagnant un cri de douleur. Il sautillait sur place. Je n’arrivais toujours pas à repousser les deux autres. Le poing du colosse s’abattit, enflammant la moitié de mon visage. J’atterris au sol. Libre. Sonné. La lèvre en sang.

─ Tenez-le ! cria le propriétaire, la main à la bouche.

Je n’eus même pas le temps de me relever que je fus plaqué au sol.

─ Lâchez-moi !!! leur criai-je.

Je ne voulais plus sentir leur contact ! Qu’ils me laissent ! Le propriétaire se prit les pieds dans la moquette et tomba à moitié à genoux. Sa main se posa sur mon entre-jambe ! Un accident ?

Il se retira aussitôt et me dévisagea tel une apparition sanglante de Bloody Mary.

─ C’est une fille ! souffla-t-il abasourdi.        

─ Tu rigoles ? s’esclaffa son camarade peu crédule.

─ Mais il n’a pas de poitrine, rappela le colosse.

─ Je t’assure que c’en est une ! insista Aym en me pointant du doigt. 

Des mains se posèrent sur ma poitrine. Je voulais mourir !

─ Attendez ! calma le propriétaire.

Il semblait trop fier de lui et de sa bêtise alors qu’il se saisissait d’une cartouche en or posée sur la commode. Il y traînait des flacons, des palettes de couleur et ce tube. En l’ouvrant je vis avec effroi en sortir un rouge à lèvres écarlate.

Non !

Je me tortillai, balançant des coups dans tous les sens. Ils finiront par céder ! Ou moi en premier ? Hors de question !

Mon pied se libéra et percuta de plein fouet Aym qui s’approchait. Il tomba violemment, se cognant le derrière du crâne contre un tabouret.

─ Sale garce !! hurla le baraqué.

Il me souleva comme une plume et me jeta contre le mur. Le sang qui peignait la tapisserie s’imprima sur la chemise, dégoulinant sur ma peau. Ce n’était pas réel, ce n’était pas réel…

L’impact résonnait dans la pièce.

─ Tu vas voir ce que ça fait d’être une femme ! menaça le propriétaire en se massant la tête, du sang entre les doigts.

─ Non !! hurlai-je alors qu’on m’attrapait le bras, me tirant vers eux.

On m’arracha la chemise et je hurlais pour que l’on me sorte de cet enfer !

Un vide happa toutes mes émotions, seul un écho lointain :

 

« Sous les quolibets de la troupe

Qui lance un rire général,

Mon triste cœur bave à la poupe,

Mon cœur est plein de caporal !

Ithyphalliques et pioupiesques

Leurs insultes l’ont dépravé ; » 3

 

Une paire de mains s’éloigna de moi, soulevée brusquement. Me ramenant à mon supplice. L’homme fut projeté plus loin. Puis un autre, jusqu’à ce que je sois libre de mes mouvements. Je me recroquevillai contre le mur, en larme.

─ C’est bon, casse-toi, me lança une voix.

Je reconnus l’homme qui sirotait tranquillement sa bière. Il n’avait pas esquivé de mouvement jusqu’à présent. Je le regardai sans comprendre, le dévisageant. Un béret retombait sur ses yeux bleus électriques. Son visage fin le faisait paraître plus jeune que les autres malgré sa barbe de trois jours. Il portait une simple chemise par-dessus un jean.

T’as entendu !* 

Il ne fit aucun geste dans ma direction mais je n’arrivais plus à penser correctement, ni à bouger. Mon âme perdue dans la sienne. Pourquoi intervenait-il ? Et pourquoi seulement maintenant ?

Mes larmes avaient cessé de couler, mes joues déjà trempées. La porte bascula contre le mur dans un bruit sourd. Brisant le verrou. Dorian Gray se tenait dans l’entrée.

─ Arthur, vient, lança-t-il en m’apercevant.

Il dévisageait les clients à terre, un par un. Aucun n’émit un mouvement pour se relever.

─ Dépêche-toi !

Je me redressai maladroitement, les bras autour de la taille pour maintenir ma chemise, pris de sanglots retenus. Je m’entravai sur un objet et sentis la main de l’homme-au-béret se poser sur mon épaule, me rattrapant. Une fois stable je me précipitai dehors.

Dans le couloir, la clarté du jour réchauffa mon cœur et ranima la brûlure des coups sur mon visage. Dorian m’entraîna dans les escaliers, sans un mot. Il m’installa dans un coin tranquille de la bibliothèque.

Tu n’es qu’un idiot !* s’insurgea-t-il.

Puis il attendit que je me calme. Debout, Dorian posa ses mains à plat, sur la table qui me servait d’appui et me regarda droit dans les yeux.

─ Alice ne te trouvait plus. Une âme errante nous a signalé avoir entendu des bruits de bagarre à la 318.*

Il se redressa avant de poursuivre :

Pas difficile de faire le lien.*

Un blanc s’insinua. Mes tremblements s’apaisèrent. Je reboutonnai ma chemise. Trois boutons avaient sauté, remarquai-je l’esprit au ralenti. Mary allait avoir du boulot. 

Qu’est-ce qui t’a pris de partir seul chez un client ? Ça ne t’a pas servi de leçon l’incident avec Jeff ?* 

Je relevai enfin la tête pour fondre dans ses yeux furibonds. Comment était-il au courant pour Jeff ? Il posa une main dans mes cheveux, geste plus rassurant que menaçant. Mais malgré ça, je le vivais comme une violation de mon intimité.

Tu ne sais vraiment pas où tu as atterri, toi *, reprit-il plus calmement.

Je repoussai sa main. Il continua sans se vexer :

Les binômes ce n’est pas juste pour le loisir ! Ils sont là pour dissuader les clients d’une possibilité de faiblesse. La moindre faille, ils s’y jettent comme des loups sur un morceau de viande.*

Vous ne valez pas mieux qu’eux !*

Sauf que nous, on suit les règles. Contrairement aux clients qui sont rois. Pourquoi crois-tu qu’ils viennent dans un manoir délabré et hanté ? Ils aiment la peur. Mais cela ne les guérit pas, au contraire. Plus ils auront peur et plus leur sentiment d’offrir eux-mêmes de la crainte se propagera. Lorsqu’ils auront le sentiment d’être le prédateur et non la proie, ils n’hésiteront pas.*

Pourquoi acceptez-vous des gens pareils ?*

C’est le but de cet hôtel : alimenter la peur. Prends ça comme un parc d’attraction plus réaliste. Si tu n’es pas capable de l’accepter, alors tu n’as rien à faire parmi nous.

Je sentais une fissure infranchissable me couper en deux. Blessure ouverte dans mon cœur. Persécution, différence, humiliation. Retour au collège.

Ces clients me ramenaient à ma véritable place : freak. Monstre parmi les monstres. J’étais exactement à ma place ici. Allais-je devenir comme tous ceux qui y travaillent ? Freak intérieurement, freak extérieurement. 

Je surveillais les gestes de Dorian, de peur qu’il ne profite lui aussi de ma faille actuelle. Il restait à distance. Je décidais que ce serait la dernière fois qu’ils verraient ma faiblesse.

Reste ici tant que tu le souhaites, finit-il par dire. La bibliothèque est le lieu le plus sûr du Manoir. Dans ce silence perpétuel, le moindre bruit serait une sonnette d’alarme.* 

Il partit.

Je ne voulais aucun traitement de faveur ! Pourtant, je ne désirais pas bouger. Pas encore. 

 

« Quand ils auront tari leurs chiques,

Comment agir, ô cœur volé ? » 3

 

3. Arthur RIMBAUD, La cœur supplicié.

6 mars 2016

chapitres en ligne et futurs projets

Chers

 

internautes, aventuriers

et autres freaks !

 

 

 

Eh oui, pour les concernés, c'est la fin des vacances scolaires...

On retourne au boulot !

 

 

Je vous ai mis sur le blog les premiers chapitres de "Freak ou le Manoir aux Monstres" et des "Contes du Soleil, tome 1", que vous trouverez dans leur menu déroulant respectif. :)

Ainsi, vous pourrez voir s'ils vous donnent envie de tenter l'aventure jusqu'au bout.

Laissez vos avis, négatifs comme positifs ! car ils seront très importants pour moi. On cherche toujours l'amélioration et l'encouragement, pour cela il n'y a que vous lecteurs, seuls juges, soutien et espoir. 

 

Petite information exclusive

- "La Voie des Airs" (roman de science-fiction, post-apocalyptique) : j'essaie de faire les fiches des personnages petit à petit et je n'ai pas chômé au niveau de l'écrit. J'approche de la fin (encore 200 pages ? Non, je déconne. Quoi que...) il doit me manque une centaine de pages. ;)

Et donc...

- Pour mon prochain projet...............tata ta tam.......... je vais faire la suite des "contes du Soleil" !  Oui, je sais, il y a déjà 6 tomes de réalisés et ils ne sont même pas tous corrigés (pas encore).  La première aventure est bouclée, mais, avec tous les Royaumes et Personnages il y a de quoi faire. Et j'ai déjà plein d'idées sur les évènements à venir :D. J'ai hâte de me replonger dedans. 

 

Je compte sur vous pour partager sur votre page facebook ou autres réseaux sociaux, car, si peut-être vous, vous n'accrochez pas, y a-t-il chez vos amis quelques lecteurs en Fantasy à qui ça pourrait plaire.

 

 

Et surtout je vous dis un grand Merci par avance :

 

Merci Merci Merci Merci Merci Merci Merci

 

 

16 février 2016

Bientôt les contes du Soleil Tome 2

Les contes du Soleil

Tome 2 - Tempête de Sable

 

 

Tadaam ! Je viens d'envoyer le tome 2 aux éditions du Net, il ne manque plus que leur réponse avant qu'il ne soit à votre entière disposition :D

En patientant, voici la couverture :

 

 

 

3 décembre 2015

Auteur d'ici 18 décembre 2015 à Bédarieux

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Bonjour à tous !

Vous êtes tous conviés à venir à cette rencontre d'auteurs de la région du Languedoc Roussillon forte agréable qui se déroule chaque année à Bédarieux.

Je serais présente au côté des autres artistes, accompagnée de mes deux livres déjà édités :

 

freak-ou-le-manoir-aux-monstres-hikurai-fanelles-contes-du-soleil-1-l-ombre-du-loup-hikurai-fanel

 

 

 

 

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